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Posted on 24 juillet 2014 in Vins du monde

La renaissance du mythe du vin de Tokay

La renaissance du mythe du vin de Tokay

Depuis la chute du mur de Berlin, il y a un quart de siècle, et la libéralisation de l’achat des terres en Hongrie, il y a vingt ans, la région de Tokay a amorcé une r(R)enaissance, symbolisée par le mouvement homonyme, fondé par une quinzaine de domaines, il y a dix ans. L’ouverture des frontières à l’Est a modifié la donne économique de cette région à deux heures et demie de voiture de Budapest, cap à l’est. Dans une région où quelque 500 volcans étaient en éruption il y a 5’000 ans, le Tokay se présente aujourd’hui comme un diamant à multiples facettes. Reportage (lire également dans La Liberté, le PDF du reportage Tokay, paru le 16.7.14.)

Par Pierre Thomas, de retour de Tokay — textes et photos

Le Tokay, c’est bien sûr, le «roi des vins, vin des rois», comme l’avait nommé Louis XIV. Trois siècles et demi plus tard, les vins liquoreux sont difficiles à vendre. Et si leur durée de vie est interminable, les magnifiques caves de Tokay — 60 kilomètres percés sous les collines, dans la roche volcanique — en regorgent. C’est de l’or en bouteilles, certes, mais qui dort… Avec le réchauffement climatique, les années où le raisin mûrit parfaitement en automne se succèdent aux mauvais millésimes du début des années 1990, où la pluie lessivait les raisins botrytisés nécessaires à signer les grands millésimes.

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Par le classement du vignoble au Patrimoine mondial de l’UNESCO en 2002, Tokay s’est souvenu qu’il est une des premières régions clairement délimitées, en 1732, à la même époque que le Chianti toscan et la vallée du Douro portugaise. Au fil du temps, la classification s’est affinée, allant jusqu’à répartir des crus dans trois zones. Aujourd’hui, on produit du tokay dans 28 communes hongroises, sur les contreforts de collines, à partir du sud, où se situent la bourgade de Tokay et son mont homonyme, haut de 270 m., où subsiste encore un «vignoble royal», appartenant à l’Etat hongrois. 5’000 hectares de vignes sont plantées, sur une région qui pourrait en accueillir 7’000. (Ci-dessus, le Domaine Beres hisse les couleurs hongroises et de Tokay Renaissance).

Le furmint, un cépage plastique

Dans les meilleures expositions, sur des loess, comme à Mad, ou sur des terres plus volcaniques, de jaspe, se situent les meilleurs crus, comme le Szent Tamas (Saint Thomas). Producteur historique de Mad, Istvan Szespsy propose ces vins en version sèche, comme le chenin dans la Loire — il était du reste associé à l’investisseur chinois qui a racheté le Domaine Huet, mais s’en est séparé —, le riesling de la Moselle — autre région volcanique —, ou l’altesse de Savoie, que l’on crut longtemps parente du grand cépage hongrois qu’est le furmint. Celui-ci couvre aujourd’hui 80% de la région de Tokay, avec une part minoritaire de «harsevelu» (fleur de tilleul en hongrois), du muscat, du köverszölö, soit le gracia de Cotnari, en Roumanie, qui rivalisait avec Tokay sur les tables des cours royales au 17ème siècle, et deux croisements de bouvier avec le furmint, le zéta, et avec le harsevelu, le kabar. Ces six cépages, exclusivement blanc, sont tolérés. L’un ou l’autre producteur a planté du pinot noir, et d’autres parient sur le blaufränkisch autrichien.

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Le furmint demeure le mieux adapté à tous les sols et expositions de Tokay. Et le plus «plastique», puisque la dernière nouveauté, présentée à Budapest par six caves, en juin est un vin effervescent, obligatoirement élaboré en méthode traditionnelle, comme en Champagne, et uniquement à base de furmint.

Un étonnant «vin jaune»

En sec, Szespsy en donne une version un brin austère, qui vieillit admirablement. Et le Français Samuel Tinon, 45 ans, installé dans le Tokay depuis vingt ans, en livre une interprétation juvénile, du même premier cru Szent Tamas, vendu aux enchères publiques, au printemps, avant la fin de l’élevage en fût, par la Confrèrie du Tokay, qui vient de démarrer. Uni à la journaliste Mathilde Hulot, qui a signé un beau livre («Vins de Tokaj», 2001, chez Féret) sur sa nouvelle région d’adoption, et avec qui il a eu trois fils scolarisés sur place, Samuel Tinon a suivi la genèse du Tokay postcommuniste. Fils de vigneron d’un château de Sainte-Croix-du-Mont, «né dans le botrytis», il avait débarqué à Disnökö, propriété reconstituée par le groupe français Axa Millésimes, propriétaire de Quinta do Noval, dans la vallée du Douro, et du Château Suduiraut, à Sauternes, entre autres domaines viticoles prestigieux. Tinon est le plus petit des domaines du mouvement Renaissance à proposer une vaste gamme de liquoreux — pas loin de 40’000 flacons en cave. Il ne cache pas que certaines années ont été commercialement pénibles. D’autres, difficile à la vigne.

«Venu pour l’aszu» (voir le lexique ci-dessous), le raisin nécessaire aux liquoreux, il propose désormais des vins secs, et a renoué avec une tradition ancestrale, d’un vin élevé sous voile. Comme le vin jaune d’Arbois ou comme la plupart des xérès andalous : des études ont, du reste, mis au jour la mollécule de sotolon comme marqueur de ces trois grands vins de garde, à classer au patrimoine universel du goût ! C’est le retour du «samoradny», qui veut dire en hongrois «comme ça vient», un vin produit les petites années où il n’y avait pas de baies aszu. Aujourd’hui, chaque domaine oscille entre «samoradny» en principe sec ou demi-doux et le «late harvest», élaboré à partir des dernière grappes cueillies en arrière-automne, comme une vendange tardive, un liquoreux, mais sans raisins aszu.

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La hotte par-dessus l’épaule

Reste, au cœur du débat, les plus fameux des tokays. Ceux pour lesquels la formule «sucre-acidité-alcool» est cardinale. Ces vins-là comptent parmi les vins les plus passionnants du monde. Certes, il suffit de visiter la cave d’Oremus, construite en 1999 en partenariat avec le domaine espagnol de Vega Sicilia, pour comprendre, dès la salle de réception de vendange, équipée d’installations par gravité excluant tout pompage, que l’œnologie moderne est entrée de plain pied dans la région. Au service d’un impératif : laisser s’exprimer la matière première.

Vingt-cinq ans après la chute du communisme, Tokay s’apprête à abandonner son système ancestral de «puttonyos». Ce calcul de l’apport de raisins aszu en nombre de hottes ajoutées à un tonneau de Gönc fait joli dans les schémas de vinification, aux entrelacs aussi compliqués qu’à Jérez. Dans la réalité, il n’a plus cours et sera remplacé par la règle minimale de 19% d’alcool potentiel, dont il restera au moins 120 grammes de sucre résiduel dans le vin.

Avec le communisme, le Tokay faillit perdre irrémédaiblement son âme. Durant cinquante ans, les petits vignerons ont certes pu garder un peu de vignes, mais il devait livrer leur raisin à la «ferme d’Etat». Les vignobles étaient cultivés au tracteur, de sorte que les sommets des collines et les terrasses, déjà mises à mal au moment du phylloxéra, à la fin du 19ème siècle, n’étaient plus exploitées. Dans son 4 x 4 japonais, Sarlotta (Charlotte) Bardos, fille d’instituteurs, qui a accompli ses études d’œnologie à Budapest, nous emmène dans les vignes en terrasses reconstituées, où travaillent aux effeuilles une douzaine de femmes du village. Son domaine, Nobilis, est le plus petit de l’association Tokay Renaissance et propose 70% de vins secs, en monocépages — autre nouveauté, pour distinguer le harsevelu et le koverszölö du furmint — ou en cru, et 30% de liquoreux, comme cet élégant et floral 6 puttonyos affichant 11,5% d’alcool, 140 grammes de sucre résiduel et 9 gramme d’acidité.

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La modernité à l’assaut du vignoble et des caves

A Tokay, le vignoble de Hetzölö, aux mains du Français de Genève Michel Reybier (les hôtels La Réserve, mais aussi le Château Cos d’Estournel à Bordeaux), a été reconstitué, sur plus de 50 hectares, en grimpant à l’assaut des contreforts du mont Tokay, par Tibor Kovacs. Ce vigneron professionnel est venu plusieurs fois en Suisse, chez les frères Cruchon. La cave ancestrale et ses galeries souterraines, située dans le village historique, s’ouvre sur des cuves Borsari, construites au début du siècle à Zurich !

Au fil du temps, le tokay a aussi suivi les évolutions technologiques, de la cuve inox au filtre tangentiel, et non seulement le fût de Gönc et le champignon caractéristique des caves humides. Avec des capitaux de l’Union européennen, les caves sont mises à niveau. La dérive communiste aurait pu changer du tout au tout le tokay : dans les années 1950, pour des raisons d’hygiène autant que de goût — les Russes aiment les effets du vin… —, on commença à compléter les fûts, qui connaissent une importante évaporation dans les caves fraîches et saturées d’humidité, par de l’alcool. Le tokay faillit rejoindre le xérès et le porto dans la ligue des vins mutés…

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Un œnologue, témoin entre passé et futur

A Oremus, un homme est encore le témoin vivant des trois périodes du Tokay. Andras Bacso fut, de 1976 à 1990, œnologue à la «ferme d’Etat». Puis il assura la réorganisation des caves, en partageant des lots avec des investisseurs européens, Français, Anglais et Espagnols. Ensuite, il rejoignit Oremus, dont il est le directeur. Il a aussi joué un rôle important dans l’évolution de la législation, comme il le démontre avec un 5 puttonyos 2005, un vin doré éclatant, typé agrumes confits, avec un magnifique soutien acide et une grande fraîcheur en bouche. En chiffres, cela donne 13% d’alcool, 150 grammes de sucre résiduel et 9 d’acidité, des valeurs hautes dans les trois secteurs : «Pour moi, l’équilibre parfait !», sourit Bacso. Mais surtout, il sort de ses collections un 1972, mis en bouteilles après 22 ans de séjour en fûts, en 1994. Le liquide est ambré, avec des notes de vieux bois, de cuir, de caramel, de safran, de châtaigne et de chocolat noir, avec des traces de cognac. Et pour cause ! Les tonneaux ont connu, jusqu’à l’interdiction du procédé en 1991, un recapage avec de l’alcool de bouche…

Le tokay s’est gorgé d’Histoire et s’est imprégné des pires épreuves, traversant, dans l’ombre des caves volcaniques, deux guerres mondiales. Face à la mondialisation, au goût des Hongrois et des Polonais pour les vins secs, il se diversifie. Mais il restera toujours quelques gouttes de nectar divin élaboré dans le respect du passé même si, assure, André Bacso, il n’y a plus de vieux flacons pour comparer le tokay d’aujourd’hui avec celui qu’appréciait Louis XIV. (Ici, Basco derrière les dames-jeannes de l’eszencia, qui enrichira au besoin les vins liquoreux).

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Petit lexique pour comprendre le vin de Tokay

Aszu : raisins cueillis en passages (en général trois tries successives), parfois atteints de pourriture noble (botrytis cinerea) ou passerillés (séchés sur souche), ou mélange des deux, soigneusement cueillis grain à grain, à raison de 10 kg par jour et par vendangeur ; cette pâte est mise de côté au frais, en attendant que le vin de base se fasse, puis elle est macéréé avec le moût ou le vin, dans une proportion qui détermine la richesse en sucre et en arômes du tokay (voir sous «puttony»).

Eszenscia : nom du nectar (800 à 900 grammes par litre de sucre), tiré du jus d’écoulure des paniers de raisins aszu. Ce «sirop» fermente rarement à plus de 2% ou 3%. Il est utilisé en cave pour «rectifier» la richesse du tokay aszu ou commercialisé séparément.

Fût de Gönc : petit tonneau en chêne local contenant 136 litres, soit 182 bouteilles ; plus guère utilisé : les contenants sont plus grands (220 litres ou davantage).

«Late harvest» : en anglais et «vendange tardive» en français, dernières grappes cueillies, après les tries d’aszu, fin novembre, début décembre et parfois atteinte de pourriture noble.

Puttony : nom de la hotte qui contenait les raisins aszu.

Puttonyos : pluriel de «puttony», indique sur l’étiquette la quantité de raisin aszu ajoutée au vin de base ; depuis le millésime 2013, la législation oblige à obtenir un tokay avec un minimum d’alcool potentiel de 19%, dont 120 grammes en «sucre résiduel». Cette exigence légale éliminera les 3 ou 4 puttonyos actuels, possibles avec 60 grammes de sucre, répartissant les tokays en 5 et 6 puttonyos, selon la richesse en sucre.

Samoradny : vin issu de raisins non aszu, qui peut être sec ou demi-sec, mais surmaturé.

Tokay Eszencia : mention désormais proscrite, longtemps utilisée pour qualifier un vin au-delà de 6 puttonyos, encore plus riche en sucre, pour éviter

Paru dans Hôtellerie & Gastronomie Hebdo du 24 juillet 2014.