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Posted on 25 février 2014 in Tendance

Dans les secrets (bien gardés) du cognac

Dans les secrets (bien gardés) du cognac

On a fait du vin depuis les Romains, en Charente. Un petit vin si acide que les Hollandais, les premiers, l’ont «brûlé» (distillé). Ce «brandy» qui porte haut son nom d’origine contrôlée recèle des bouilleurs de crus et des éleveurs d’exquis flacons. A redécouvrir!

Par Pierre Thomas

La Suisse ne pointe qu’au vingt-deuxième rang des importateurs de cognac au monde, avec 1,15 million de bouteilles en 2012. Il n’empêche, cet alcool historique, emblème des produits de luxe français en Asie et aux Etats-Unis — ses principaux marchés —, mérite qu’on s’y arrête. Comme en Champagne, à côté de grandes marques, prospèrent de petits producteurs, qui signent des alcools de grande qualité. Visite chez l’un d’eux, la maison Jean Fillioux.

Cognac partage de nombreux points communs avec la Champagne. Et, d’abord, ce mot-là de Champagne, qui signifie «terre calcaire», et définit les terroirs les plus prestigieux qui forment des cercles concentriques à partir de la ville de Cognac : la Grande et la Petite Champagnes, puis les Borderies, les Fins Bois, les Bons Bois et les Bois Ordinaires.

Ensuite, le rôle des «maisons», tel LVMH (acronyme du maroquinier Louis Vuitton, du champagne Moët & Chandon et du cognac Hennessy) : les quatre plus grandes (Hennessy, Martell, Rémy-Cointreau et Courvoisier) concentrent plus de 90% des expéditions qui se font essentiellement (96%) à l’export !

Des vins médiocres à l’origine du «brandy»

Mais encore, au départ, un procédé, ici la distillation et l’élevage de l’eau-de-vie, là, la «champagnisation», pour pallier la qualité médiocre d’hypothétiques «vins tranquilles». Depuis l’empereur romain Probus, les Charentes s’y sont essayées durant des siècles. Las, leur «piquette» tirée d’un climat atlantique, frais et pluvieux, tournait au vinaigre. Au point que les Hollandais décidèrent de «brûler» ce vin, nommé «brandewijn». Et «brandy» par les Anglais, qui est encore le terme générique d’un alcool tiré de la distillation du raisin.

Dans l’appellation Cognac, pas moins de 5’000 exploitants cultivent près de 70’000 hectares de vigne, principalement plantés en ugni blanc, avec un peu de colombard et de folle blanche. La plupart livrent le produit de leur vignoble, à divers stade de l’élaboration, aux «grandes maisons». Mais d’autres élaborent leur eau-de-vie à partir de leurs propres raisins.

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Tel est la cas de la Maison Jean Fillioux, qui exploite 25 hectares à La Pouyade, au sommet d’une colline dominant le village de Juillac-Le-Coq, au cœur de la Grande Champagne… et au pied d’un disgrâcieux château d’eau. Le manoir de la fin du 19ème siècle avait été acquis par l’arrière-grand-père de Pascal, 65 ans. Son propriétaire fut ruiné par le phylloxéra qui s’était abattu sur le vignoble charentais. Aujourd’hui encore, les ceps ne sont pas à l’abri des maladies, comme ces nouveaux fléaux que sont la flavescence dorée et le bois noir. Sans oublier le réchauffement climatique, qui pourrait mettre à mal l’ugni blanc. Si celui-ci a colonisé le vignoble, au détriment de la folle blanche (encore vivace en Armagnac), trop sensible à la pourriture, des recherches sont menées pour développer de nouveaux croisements, comme le «folignon» (folle X ugni), ou pour réhabiliter de vieilles variétés locales, comme le chauché gris. Preuve que même si le raisin a relativement peu d’importance pour le «produit final», la viticulture n’a pas dit son dernier mot. Le chauché pourrait notamment servir au «pineau des Charentes», un «dérivé» du cognac : une «mistelle», soit un assemblage de moût (non fermenté), coupé à l’alcool (le cognac), qui existe en blanc et en rouge, en vin jeune et vieilli en fûts…

Une «double distillation» qui lui est propre

L’essentiel du cognac se passe après la vendange, à la machine, et le pressurage, rapide, avec des moût peu alcoolisés et jamais sulfités, car le soufre altèrerait le goût de l’eau-de-vie. Puis, jusqu’au 31 mars, les «bouilleurs de cru» s’activent, nuit et jour. Il s’agit de distiller le vin blanc. Depuis le 18ème siècle, l’eau-de-vie passe par une «double distillation». Le liquide circule deux fois dans un alambic dit «charentais». La première chauffe du vin et de la lie n’est pas très forte, à 30°. Elle permet d’éliminer le début et la fin du processus, les têtes et les queues (qui seront redistillées), pour ne retenir, à ce stade, que le «brouillis». Celui-ci repasse dans l’alambic et monte, durant la «bonne chauffe», jusqu’à environ 70° d’alcool. Là encore, seul le «cœur de chauffe» est retenu. «Chaque année, le vin est différent et on distille donc différemment», explique Pascal Fillioux.

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Quand traînent les brumes atlantiques et que fument les alambics, on se rappelle les légendes, comme celle du chevalier de Segonzac. Un jour, il rêva que Satan l’ébouillantait deux fois. Il appliqua ce procédé diabolique à son «vin brûlé». D’autres attribuent cette technique aux Irlandais, qui la mettent en pratique sur leur «whiskei».

Autre hasard tiré de la nuit des temps, celui du vieillissement en fûts : les Hollandais avaient remarqué qu’en laissant les fûts sur les quais de la Charente, en attendant de les charger sur des «gabarres» (bateaux à fond plat), puis sur des navires, le liquide qu’ils contenaient s’améliorait gustativement… Longtemps, les Anglais procédèrent à cet élevage d’eau-de-vies embarquées jeunes, à bon port dans leurs entrepôts. Aujourd’hui, l’élevage se fait sur place, à Cognac. L’un de ces chai, à La Pouyade, est distant de quelques centaines de mètres des bâtiments principaux, pour éviter les risques d’incendie où l’eau-de-vie devient carburant explosif.

Elevage et assemblages, deux mots-clés

Pour comprendre le processus d’élevage et d’assemblage, deux mots clés du cognac, il faut sauter au bout de la chaîne. Hormis quelques rares cognacs millésimés (avec la mention de l’année), la plupart se répartissent entre des assemblages de plusieurs millésimes : en entrée de gamme, le «trois étoiles» ou VS, dont l’eau-de-vie la plus jeune doit avoir au moins 2 ans. Puis le plus courant, le VSOP, où selon le même principe, la plus jeune eau-de-vie à au moins 4 ans. Ensuite, le Napoléon, pour 6 ans, puis, les XO, Extra, Hors-d’Age, qui, dès 2018, auront 10 ans d’âge au moins, toujours pour la plus jeune eau-de-vie. Sur le marché, les cognacs affichent 40% d’alcool, en général, pour des questions fiscales d’imposition au degré d’alcool.

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Dans les chais, ce système complexe exige des cuves en bois pour la réduction (l’opération qui consiste à abaisser le taux d’alcool en versant de l’eau sur l’alcool) et les assemblages. Les fûts sont en chêne du Limousin, plus poreux que celui d’autres régions, surtout quand il est neuf, et qui favorise un échange entre l’air et l’alcool. Cette évaporation se nomme, après le diabolique alambic, «la part des anges». Pour abaisser le taux d’alcool, «il suffit de laisser veillir les eaux-de-vie», rappelle Pascal Fillioux. «Avec une eau-de-vie réduite à 58%, on obtient le meilleur rapport entre l’alcool et le bois. Et il faut ensuite 15 à 20 ans pour passer du goût de planche à la vanille. Il faut que l’eau-de-vie soit travaillée pour devenir cognac», explique le producteur, assis sur un de ses fûts, entassés en pyramide et annotés à la craie. Certains, qui donneront du cognac millésimé (actuellement, le 1991), sont plombés officiellement par un sceau.

Les fûts ne sont pratiquement pas bougés : le liquide est pompé et redistribué dans un autre fût, en fonction des travaux de cave. Pour certaines qualités, les «fûts roux», déjà usagés, suffisent. Pour ses plus anciennes eaux-de-vie, Pascal Fillioux parle affectueusement de «vieilles grands mères». A la dégustation, ces différences d’élevage sont évidemment sensibles et font tout le charme (et le prix !) des cognacs.

Trois exemples dans le temps

Et la dégustation, justement ? Tiré de «fûts roux», avec une moyenne de 8 à 9 ans d’âge, et 42% d’alcool, la cuvée de base «La Pouyade» offre des arômes d’abricot, d’amande, assez suave en bouche, et agréablement épicée en finale. Le «Très Vieux» est plus foncé, rappelle le xérès andalou, avec des arômes de raisin de Corinthe, une attaque douce, avec des notes de noisettes, mais aussi d’agrumes, et une finale sur les épices douces, la cardamôme et la cannelle. Quant à la «Réserve familiale», sa plus jeune eau-de-vie date de 1965 ; au nez, on sent la noix, le caramel, voire le cacao et le café ; l’attaque est ample, puissante, avec de légères notes de cuir et une pointe de caramel salé.

Le grand secret du cognac est bien celui-ci : les plus vieilles eaux-de-vie procurent les plus grands plaisirs gustatifs. Et, mises en bouteille, ne vieillissent plus ni ne s’améliorent. On comprend mieux, tout de patience et de longueur du temps, le rôle de l’éleveur, qui transmet son savoir-faire de génération en génération. Christophe, le fils de Pascal et de Monique Fillioux, a le pied à l’étrier… Et dans la grande maison Hennessy, depuis 150 ans, il y a toujours eu un cousin Fillioux maître de chai.

Les cognacs Jean Fillioux sont importés en Suisse romande par Thierry Cloux, www.tresorsduchai.ch, le club DIVO, www.divo.ch et en Suisse alémanique par Martel à Saint-Gall, www.martel.ch.

Eclairage

Bu selon des habitudes diverses

Dans la gastronomie française, le cognac arrive en toute fin de repas, comme digestif. Mais la France n’est que le septième consommateur, avec seulement 3,7%, en fort recul (moins 22% en 2012-13). Aux Etats-Unis (le plus gros marché), le cognac a gagné la culture hip-hop, et les bars et les boîtes de nuit, dès l’apéritif, en long drink, avec une eau tonique. Inutile de dire qu’un tel traitement n’est pas approprié aux vieux cognacs, appréciés sur le marché asiatique. Cumulés, Singapour (31%), la Chine (22%) et Hong Kong (4,5%) dépassent les Etats-Unis. En 5 ans, l’exportation vers la Chine est passée de 11 à 23 millions de bouteilles, mais vient de fléchir de 20 à 25% sur 2013, coûtant son poste au patron du groupe Rémy-Cointreau.

Les Chinois boivent du cognac tout au long du repas, pour remplacer le traditionnel «baiju», l’alcool blanc de céréales (riz, sorgo), que leur gouvernement central proscrit, au profit des alcools importés et des vins locaux. Le plus grand producteur de vins chinois, le groupe Changyu, vient d’acheter, en octobre 2013, les vénérables bâtiments de la maison Roullet-Fransac, juste à côté de Hennessy, sur les quais de la Charente, mais qui ne possède pas de vignoble et peu de stocks. Un Hong-Kongais avait déjà acheté la marque Menuet en 2012 et des Russes, et des Arméniens, sont aussi actifs dans la région.

Mais la Chine a freiné massivement ses importations, limitant les cadeaux de prestige, où les vieux cognacs jouaient un grand rôle. Elle s’est aussi rebiffée contre les phtalates qui polluent les produits alimentaires, via les tuyaux de plastique. Charentaise, la ministre du commerce extérieur hexagonal, Nicole Bricq, a solennellement déclaré, cet été : «Le cognac, en Asie, est notre navire amiral. Il n’est pas question de la couler.» Le capitaine Haddock aurait ajouté : «Mille sabords ! Pirates ! Ectoplasmes !». (Pts)

Reportage paru dans Hôtellerie & Gastronomie Hebdo du 20 février 2014.