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Posted on 5 février 2006 in Tendance

Vins suisses — La mémoire (sélective) des vins suisses

Vins suisses — La mémoire (sélective) des vins suisses

Vins suisses — Un projet de longue haleine
La mémoire sélective des vins suisses
Le projet n’est qu’au début de son histoire : suivre l’évolution des vins suisses et les mettre à disposition pour des dégustations. A Morges, à mi-janvier, les initiateurs de «Mémoire des vins suisses» ont présenté les vingt-cinq crus sélectionnés.
Par Pierre Thomas
Au départ, au printemps 2002, l’idée émane du journaliste zurichois Stefan Keller et du producteur tessinois Christian Zündel. Ce dernier a pris la tête d’une association, fondée deux ans plus tard à Sierre. Les «trois K», soit les journalistes Stefan Keller, rejoint par Martin Kilchmann et Andreas Keller, épaulés par Susanne Scholl, sont plus que jamais dans le coup. Mais les vedettes de l’opération, ce sont les vins. Ils ont été choisis par l’équipe de journalistes-dégustateurs. Les producteurs doivent souscrire à la démarche et mettre à disposition, chaque année, soixante bouteilles du vin élu. Ce «trésor» est entreposé à Zurich, à la Weinhalle, où des dégustations ont lieu régulièrement.
La terre ou l’homme?
Vingt-cinq vins pour 15'000 hectares, cela paraît peu. L’association n’exclut pas de nouveaux arrivants et vise une trentaine de vins à suivre. En les dégustant sur plusieurs années, la «Mémoire des vins suisses» (MDVS) veut démonter la préexistence d’un «effet terroir». Force est de constater que, sur les cinq ou six millésimes à disposition, c’est le vigneron qui fait la différence. D’abord, parce que les connaisseurs à l’origine de la démarche ont choisi d’excellents professionnels de la vigne et de la cave. La Suisse vitivinicole sort d’une longue période où il valait mieux produire des vins blancs de soif dans un marché protégé, plutôt que d’extraire le meilleur de la terre en fonction des cépages qui auraient pu s’y adapter.
La révolution du vin suisse n’a pas vingt ans. Elle est rouge et, désormais, cette couleur domine le blanc. Depuis dix ans, à peine, quelques Valaisans ont pu sublimer terroir et cépage par des vins liquoreux. Ainsi, sur les 25 vins sélectionnés, trois appartiennent à cette catégorie (dès le millésime 2000), avec deux leaders, la formidable petite arvine grain noble de Marie-Thérèse Chappaz et l’ermitage surmaturé et botrytisé, à la concentration proche d’un tokay, du Domaine Cornulus. L’assemblage «Vent d’Anges» de Philippe Darioly paraît un cran en retrait, mais en devenir.
Apprécier la marge de progression
Car il ne faut pas sous-estimer la marge de progression des vins suisses, liée avant tout à l’homme. La mise à plat, en dégustation, des premiers vins stockés pour le projet l’a confirmé, à Morges, mi-janvier. Le cornalin 1999 de Denis Mercier s’est montré d’une stupéfiante jeunesse, comme l’assemblage des deux cabernets (franc et sauvignon) «Grand’Cour», du Genevois Jean-Pierre Pellegrin, dans l’excellent millésime 2000 : deux vins de plaisir ! Hors classe aussi, le chasselas Le Brez 2002, de Raymond Paccot, à Féchy, qui a gagné en complexité, grâce à la biodynamie.
Des pinots en demi-teintes
Cette même approche est pratiquée par Raoul Cruchon pour son pinot noir Raissennaz, dont le 2001 est avant rustique. Des pinots, le plus impressionnant, confirmé par un somptueux 2003 — mais qui a raté ce millésime caniculaire, donc atypique, en rouge? — reste le «R» 2000 du Schaffhousois Ruedi Baumann. Le «No 3» du Thurgovien Hans Ulrich Kesselring, de la même année, paraissait trop extrait et manquant de finesse. Tir rectifié par la suite, explique le producteur (disparu tragiquement le 11 septembre 2008, juste après son passage à Echichens pour la trentième vendange des Cruchon).
Au nez masqué, les pinots 2000 Kloster Sion (Argovie), Gian Battista 1999 de von Tscharner (Grisons) et Stadtberger 2000, de Pichler (Zurich), montraient les limites de ces crus, de goûts imprécis. En 2002, le pinot noir de Georg Fromm (Grisons) laissait apparaître, déjà, des arômes secondaires, comme le merlot «Sassi Grossi» 2001, de Gialdi, à la belle structure, toutefois.
Gare à la surextraction!
Trois autres merlots tessinois (complétés par du cabernet sauvignon) s’avéraient délicats. Tant le «Montagna Magica» de Daniel Huber que le «Pio della Rocca» d’Adriano Kaufmann, dans le millésime 2000, donnaient une impression de surextraction, avec un arrière-goût végétal et des tanins secs, tandis que l’«Orrizonte» de Christian Zündel était franchement réduit. Un défaut que le président de MDVS reconnaît sans peine : ce fut, en 2000, le premier tirage d’un vin grêlé. La deuxième mise en bouteilles, évidemment épuisée, n’avait pas ce défaut, pas plus que les 2001 et 2003, ce dernier remarquable… Un peu trop extraite (encore !), en 2001, la «Cuvée Charles Auguste», du Domaine de Crochet à Mont-sur-Rolle (VD). Mais l’œnologue Fabio Penta a élaboré une splendide cuvée 2003, où les cabernets côtoient harmonieusement le merlot et la syrah. Ce dernier cépage, en pureté, est représenté dans le projet par deux vins valaisans, «Cayas», de Jean-René Germanier, et «Vieilles Vignes», de Simon Maye et fils. En 2000, le premier paraissait fatigué et le second pas encore dompté, avec une attaque épicée, une bonne structure acide, mais une pointe végétale.
Des blancs hésitants
Retour sur les blancs, enfin. Dans un style boisé, le chardonnay du Château d’Auvernier (NE) 2001 s’est montré charmeur, d’une facture internationale, tandis que l’ermitage des frères Philippoz de Leytron (VS) 2002 était séché par une barrique ravageuse. Décevante aussi, la petite arvine du Château Lichten, des frères Rouvinez (VS), 2001, déjà sur des arômes secondaires, moins intéressants que les primaires, tandis que le «Vieilles Vignes», assemblage de Provins-Valais, en version 2000, n’a pas digéré tout son bois, sur une matière très mûre et brûlante en fin de bouche. Pour terminer, un dézaley «Médinette» 1999 de Louis-Philippe Bovard, aussi atypique que son géniteur septuagénaire, et qui représente bien, avec sa curiosité permanente, sa manière cosntante d’évoluer, y compris par le changement d’œnologue (réd.: le dernier en date, en septembre 2008, vient d'Alsace, de chez Josmeyer), la démarche de «Mémoire des vins suisses», aux résultats forcément hétéroclites.
Eclairage
Les risques d'un parti pris
Le projet «Mémoire des vins suisses» est ce qui pouvait arriver de mieux pour le «vin suisse». L’équipe de journalistes à son origine a, du reste, obtenu un prix spécial au gala des vins de Berne en 2004. Mais les risques de l’opération résident dans un choix discutable des vins : avec ses pinots noirs — de vieille tradition, certes — la grenouille helvétique s’obstine à se faire aussi grosse que le bœuf bourguignon, au risque d’une comparaison décevante par rapport aux plus grands crus de la Côte-d’Or. Jusqu’ici, les «nouveaux cépages», que la Suisse a mis au point, tels le gamaret et le garanoir, mais aussi le diolinoir, ne sont pas pris en compte. Pourtant, ils profilent le microcosme helvétique, qui avance dans ce domaine à tâtons, vers la singularité… Vu de Zurich, cela paraît trop exotique et pas assez international ! La sélection s’avère donc réductrice. Et les avis restreints, aussi. Car le comité de dégustation se limite, pour des raisons de logistique (et de langue), aux initiateurs zurichois. Avec le risque que, comme pour la politique fédérale avec l’émission télé Arena, les vins doivent être compatibles, «KKKfähig», au détriment d’une vision plus large des vins suisses. La seule certitude, c’est qu’ils sont différents, de région en région et d’année en année, chose que démontre «Mémoire des vins suisses». En cela, elle est, pour l’instant, plus une collection de brillantes individualités qu’une base de travail scientifique.
***A noter qu'au printemps 2008, des caves valaisannes, comme Jean-René Germanier à Vétroz (Gilles Besse) et La Colline de Géronde (Domnique Rouvinez), ont préféré se retirer du projet pour des raisons à la fois financière et de marketing insatisfaisant, selon eux.

Une version plus courte est parue dans Hôtel Revue du 9 février 2006, actualisé en septembre 2008.