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Posted on 23 décembre 2015 in Vins du monde

Voyage dans l’Empire du Milieu du… vin

Voyage dans l’Empire du Milieu du… vin

Quand donc les Chinois cultiveront-ils le premier vignoble de la planète en surface? C’est une question de quelques années. Déjà, selon une étude de Vinexpo, les Chinois sont devenus les plus gros consommateurs de vins rouges au monde. Près de 85% des 800’000 hectares recensés (chiffres de l’OIV 2014) sont plantés en rouge.

Par Pierre Thomas, de retour de Yinchuan et de Yantai, textes et photos

La taille du vignoble, qui a doublé en dix ans, place la Chine au 2ème rang, derrière l’Espagne, seul pays dont la surface viticole dépasse (de peu) le million d’ha, et juste devant la France (792’000 ha) et l’Italie (690’000 ha). Bémol de taille : les raisins de table figurent dans ces chiffres, pour quelques centaines de milliers d’hectares (rappel : la Suisse cultive 15’000 ha).

En comparaison de la surface, la production de vin est encore modeste : en 2014, pour l’OIV, la Chine figure au 8ème rang mondial, avec 11,17 millions d’hectolitres, en retrait de 5% par rapport à 2013. La Chine pointe aussi au 6ème rang des importateurs mondiaux, avec 4,6 mios d’hl, soit 30% de la consommation 2014 (26,4% en 2013). Même rang (6ème) pour la valeur des vins importés, à 1,145 milliards d’euros, soit une moyenne de 2,5 euros par litre.

Sous la pression des mesures d’austérité du Gouvernement, la consommation a reculé de 7% en un an, passant de 17 mios d’hl en 2013 à 15,8 mios d’hl en 2014, ce qui place la Chine au 5ème rang, derrière les Etats-Unis, la France, l’Italie et l’Allemagne (la Suisse pointait au 21ème rang en 2012). Et tout est bu sur place, puisque la Chine ne figure pas parmi les 25 plus gros exportateurs.

Pub pour un château du Ningxia.

Pub pour un château du Ningxia.

Voilà pour les chiffres. Ci-dessous, paru dans Hôtellerie & Gastronomie Hebdo du 8 octobre 2015 (mis en ligne le 22.12.15), le reportage de Pierre Thomas dans deux régions phares de la vitiviniculture chinoise que tout oppose. La «nouvelle région» du Ningxia, d’abord, à l’ouest de Pékin, juste au sud de la Mongolie. Ensuite le Shandong, au sud-est de la capitale, région «historique» où a redémarré l’«industrie du vin», il y a plus d’un siècle, et la sous-région de Penglai, sur le golfe de Corée, connue pour ses «châteaux» modernes, un modèle que le Ningxia applique lui aussi.

Ces deux régions vitivinicoles sont, aujourd’hui, les plus dynamiques de Chine : dans les deux cas, le gouvernement régional y pousse la viticulture, comme diversification à l’agriculture traditionnelle. Et pourtant tout les oppose : la situation géographique, le climat et la culture.

Le Shandong humide et maritime

Donnant sur les golfes du Bohai et de Corée, au nord de la Mer Jaune, le Shandong subit des influences maritimes. Sa pluviométrie est de quelque 1’200 mm d’eau par an, certes comme en Europe (Bordeaux ou… Lavaux), mais répartis différemment : en juin, juillet et août, quand le raisin se forme, avec des risques importants de maladies et de pourriture.

Qui dit mer sous-entend brumes et vent. L’automne est sec et se prolonge jusqu’en novembre, favorisant une longue maturation des raisins. C’est à Yantai, une ville portuaire, que Changyu, aujourd’hui un des cinq plus grands groupes de vin du monde, a commencé à vinifier du raisin, en 1892, dans la période moderne.

Le chantier du Château Shangrila-Manson, une des seules caves de style moderne.

Le chantier du Château Shangrila-Manson, une des seules caves de style moderne.

Sur la Route de la Soie, 1’500 ans de viticulture

Mais au cœur de l’Empire du Milieu, sur la Route de la Soie, la viticulture n’avait jamais disparu. Amenée de l’ouest, de Samarcande par les Sogdiens sous l’«âge d’or» de la dynastie des Tang (618 à 907 après JC) ou par les «Turcs célestes» (Gokturcs), adversaires des Chinois jusqu’aux confins de la Mongolie et de la Corée, elle a su subsister à travers les siècles. Musulmans, ces peuples n’ont certes pas élaboré de vin, mais utilisé le raisin à table et, secs, dans la cuisine traditionnelle.

Yinchuan, la capitale d’une des plus petites régions autonomes de Chine, le Ningxia, peuplé à 45% par des Hui, musulmans, n’est pas loin de la montagne Helan et d’un fragment de la Grande Muraille. On est là sur un haut plateau, à plus de 1000 m. d’altitude, dans un climat continental. Il y fait très froid l’hiver, qui débute en octobre et s’achève en mars. En janvier, le thermomètre descend au-delà des moins 20 degrés. Les ceps de vigne n’y survivraient pas : il faut donc les enterrer avant les premiers gels, juste après les vendanges. Le sol est sablonneux ou parsemé de cailloux, parfois comme les galets roulés de Châteauneuf-du-Pape. Le climat continental implique des étés chauds, avec des nuits fraîches, une pluviosité parfois réduite à 200 mm par an. Le cycle végétatif de la vigne est très court, avec une maturité des pépins difficile à obtenir.

Benoit Beigner, oenologue français du Château Bacchus, à Ningxia.

Benoit Beigner, œnologue français du Château Bacchus, à Ningxia.

Conditions opposées mais cépages identiques!

On le voit, ces deux climats sont à l’opposé. Et pourtant, l’encépagement est quasi identique, avec une domination outrageuse, en rouge, du cabernet sauvignon, et, en blanc, du chardonnay ! Les Chinois ont voulu imiter les vignobles les plus cotés du monde, dans l’hémispère nord, sur la même latitude, soit la Californie et Bordeaux… Subsiste aussi du «cabernet Gernisch», en fait de la carménère, importée d’Europe à la fin du 19ème siècle. Le merlot, la syrah et le cabernet franc, et aussi le malbec, le marselan et l’arinarnoa, sont de plantation récente, et en progression pour «arrondir» le cabernet sauvignon, souvent variétal, malgré l’élevage en fûts de chêne ou avec des copeaux. En blanc, le petit manseng, le riesling italico ou le viognier donnent de bons résultats.

Dans les deux régions, des sous-régions ont ouvert une «route des châteaux» : dans le Ningxia, elle va de Yinchuan à la «zone expérimentale» du pied de la Montagne Helan Nord. Une centaine de caves sont en passe de sortir de terre, dans une région quadrillée pour des domaines d’un seul tenant de 40 à 120 ha. Dans le Shandong, la mico-région de Penglai est déjà connue pour ses châteaux de toutes tailles et de toutes formes, construits dès la fin des années 1990.

L’ancien et proche contre le neuf et lointain

Ces deux régions phares du vin chinois vont-elles s’opposer à l’avenir ? Dans la banlieue de la ville de Penglai, à Great Wall, immense cave du groupe d’Etat COFCO, Li Jin, le jeune «manager» technique, balaie l’argument : «Les Chinois boivent local. Le Shandong est favorisé. Il a une ancienne réputation et il est peuplé de 95 millions d’habitants. L’arrivée du TGV a mis la région à quatre heures de train de Pékin. Le Ningxia, lui, est minuscule ; ses habitants ne boivent que très peu de vin. Sa réputation est très récente. Il doit donc exporter ses vins… et Pékin est plus loin.»

Le vignoble en terrasses de Lafite à Penglai.

Le vignoble en terrasses de Lafite à Penglai.

Pourtant, à Yinchuan, le gouvernement local «met le paquet» pour faire progresser la qualité des vins. Il a pris trois mesures spectaculaires. D’abord, il a entamé une procédure de classement en crus : les premiers dix «châteaux» ont accédé au niveau de cinquième cru, en 2013. On attend pour cet automne, une «fournée» de dix autres domaines et cinq à sept promus en quatrièmes crus classés, et ainsi de suite, tous les deux ans jusqu’au sommet de la pyramide et quelques premiers crus. Ensuite, il organise un concours pour désigner les meilleurs vins chaque année, avec un lot de bouteilles sous scellés dans les caves. J’étais un des cinq jurés de ce Ningxia Wine Challenge, qui a décerné, à l’aveugle, huit médailles d’or, dont l’une pour le seul assemblage rouge à la jeune œnologue Zhang Jing du Château Helan Quingxue (Jiabeilan), qui fut la première lauréate d’une médaille d’or pour un vin chinois hors de Chine, à Londres, il y a cinq ans.

Le Ningxia a reconduit une autre opération: un trophée pour les vinificateurs du monde entier. Il y a deux ans, ils étaient moins de dix, cette année, 60 de 20 nationalités — mais pas un seul Suisse, hélas ! Il faut dire que si les Chinois s’alignent sur l’hémisphère Nord, travailler une saison dans les vignes de l’hémisphère Sud et, en rythme inversé, une saison dans l’hémisphère Nord, encourage les Australiens (10 participants), les Néo-Zélandais (7), les Argentins (5), les Chiliens et les Sud Africains (3 chacun) à se déplacer. Et il n’y a qu’un seul seul Français, Allemand, Autrichien ou Bulgare, pour 5 Italiens et 3 Espagnols. La vendange 2015 est mise à disposition de ces «winemakers», qui élaboreront leur vin durant deux ans, jusqu’à dégustation, par un jury d’experts et un classement des meilleures cuvées.

Dans les châteaux du Ningxia…et de Penglai

Près de Yinchuan, la visite commence par le domaine de Silver Heights, conduit par la jeune Emma Gao (photo ci-dessous) et son mari bordelais, Thierry Courtade.

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Le couple vient d’inaugurer une cave fonctionnelle : rien d’un château, mais un hangar rouge pétant et un chai à barriques souterrain. De cet antre sortent les meilleurs vins de Chine. Grandes ambitions aussi pour le «disneylandien» Château Bacchus, cru classé, qui s’est assuré les services du jeune œnologue français de Montbazillac, Benoît Beigner. Il avait vinifié au Château Yuanshi, autre cru classé, un vin Premium 2012, qui a remporté une médaille d’or au concours local 2013, comme participant au premier challenge des œnologues invités. Cette cave spectaculaire est construite pierre par pierre, extraites des quelque 120 ha du vignoble, planté dès 2009, et qui arrive en production cette année.

Rien moins qu'un arc de triomphe pour les châteaux de Wencheng (Penglai) encore en construction.

Rien moins qu’un arc de triomphe pour les châteaux de Wencheng (Penglai) encore en construction.

Dans la région de Penglai, la «route des châteaux» (trois douzaines: 14 d’achevés, 11 en construction et 11 projets signés) va de l’improbable château écossais bâti par un ex-financier de Shanghaï, Chris Ruffle, qui a appris le chinois à Oxford, aux trois châteaux au kitsch hollywoodien de Wencheng, dont l’un, rocambolesque, est en voie d’achèvement, derrière un arc de triomphe en faux marbre vert… Mais aussi les chantiers de la cave du Domaine de Lafite-Rothschild, associé au fonds d’investissement chinois Citic, dans la Nava Valley (sic !), qui devrait vinifiera sur place sa vendange 2015, la première pour Lafite, ou le chantier de la cave cubique de Shangri-la Mason, une exception futuriste dans ce monde de faux vieux.

Les caves comme attraction touristique

La plus imposante des constructions, dans un style espagnol, ou mission californien, reste la première du genre, en 1998, Junding, dépendant la COFCO, le groupe agricole d’Etat, avec son vaste chai à barriques, son bar à vins, son magasin de souvenirs, et son espace-clients où le slogan en néon affirme : «Chacun peut devenir son propre œnologue» (photo ci-dessous).

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Ici, on propose au visiteur de faire son propre assemblage, à partir de six cépages rouges, de remplir sa bouteille, de créer son étiquette et de repartir avec «son» vin… Dans la banlieue de Penglai, State Guest représente bien ce que sont ces «néochâteaux» : les riches Chinois y choisissent en cave qui une barrique de vin, qui des bouteilles, tenues sous clé dans un cellier. On s’y marie sous un cep géant, au tronc d’arbre mais au feuillage de plastique, sur fond de clair de lune, et on y passe sa nuit de noces dans une des suites luxueuses, dans les étages des bâtiments en style Tang (dont on a dit qu’ils furent les premiers à apprécier le vin, il y a 1’500 ans!).

Le château 9 Peaks et son vignoble.

Le château Nine Peaks et son vignoble (photo DR).

Le vin devient une attraction touristique comme une autre. Et même mieux qu’une autre, puisqu’il fait découvrir un univers méconnu de la majorité des Chinois, le vin et ses étapes d’élaboration… Et si Yinchuan a planté son musée d’art moderne, inauguré cet été, entre la ville et l’aéroport, dans le Shandong, à une heure de route de Quingtao — la capitale de la bière Tsingtao ! —, l’ex-banquier d’origine allemande, Karl-Heinz Hauptmann, est en passe d’achever un complexe œno-touristique, le Château Nine Peaks, avec restaurant gastronomique et des chambres, adossé à un domaine viticole, de 150 hectares, dont 80 sont déjà plantés. De la colline, en regardant ces montagnes au loin, avec un tapis de vignes, le paysage rappelle la Toscane ou Stellenbosch, en Afrique du Sud…

Taila, un projet pharaonique

Le «pompon» du kitsch et de la démesure revient au projet Taila, près de la ville de Weichai, sur le golfe de Corée. Son instigateur est un ancien chef de cuisine, devenu «king» de l’immobilier local, Chen Chunmeng, qui aime à parquer sa Rolls Royce devant l’entrée principale. Projet pharaonique : sur 2’000 hectares bordant un lac artificiel, il est prévu d’édifier 200 châteaux avec 10 ha de vigne autour, tous d’une architecture différente, des hôtels, un parcours de golf, etc.

Le boss présente la cave de Taila aux autorités locales.

Le boss présente la cave de Taila aux autorités locales.

On peut déjà «acheter» de la vigne, ou plutôt investir sur dix ans de vendange, vinifiée dans une grande cave. Le magicien des lieux s’appelle Gérard Colin. Ce Bordelais de Saint-Emilion, il y a dix-huit ans, à 55 ans, a répondu à une offre par Internet de Grace Vineyards, dans le Shangxi, du père de Judy Leissner, fille d’une famille de marchands de vins de Hong Kong. L’œnologue, ancien de Château Clarke, à Bordeaux, a ensuite conseillé durant cinq ans les Rothschild de Lafite, dans leur projet de Penglai, où il a planté une vingtaine d’hectares en terrasses : un vignoble magnifique!

Gérard Colin devant ses œuvres...

Gérard Colin devant ses œuvres…

A Taila, sont déjà sortis de terre une demi-douzaine de châteaux, tous de styles improbables, vaguement italien, allemand, ou imitation de la Loire. Aucun n’a été vendu pour l’instant, à cause de la crise immobilière et boursière. Les prix ne sont pas donnés : compter 4 millions de francs suisses pour une vaste villa italienne, piscine en sous-sol, et cave complètement équipée pour vinifier les fruits des 10 ha de vignoble autour du bâtiment. En plus de deux caves parfaitement équipées en inox et en barriques pour le domaine, Gérard Colin vient de «toucher» sa cave expérimentale de petits volumes, où il va pouvoir réaliser ses «vins de garage»… Le premier millésime (le 2014) de son chardonnay a obtenu une médaille d’or au Concours Mondial de Bruxelles, ce printemps ; son cabernet franc est à l’opposé des vins du Nouveau Monde, frais, avec un toucher de bouche digne des vins rouges de la Loire et son riesling italien simplement déliciaux. S’il ne parle pas le chinois, ce mercenaire sait se faire comprendre. Il suffit de répéter ce que l’on veut : «Et là où un seul employé exécuterait le travail en Occident, ils sont quatre à se concerter pour le faire à leur rythme». Ainsi va la Chine, à son propre rythme, souvent déroutant…

Eclairage

La loi du marché pour des prix dissuasifs

Mais pourquoi les Chinois n’exportent-ils pas leurs vins, comme les Italiens l’ont réussi admirablement, via leur diaspora et leur réseau de restaurants, pizza et chianti en fiasque en tête ? Aujourd’hui, en Chine, le vin est encore considéré comme un produit exceptionnel. «Seul ce qui est cher peut être bon», constate l’œnologue Gérard Colin. La formule s’applique aux vins. Prenez l’échelle de prix du Château Yuanshi, dans le Ningxia, qui figure parmi les dix crus classés. En rouge, le 2ème vin est à 280 yuans, le 1er vin à 680 yuans et la Réserve, à 980 yuans, la bouteille. Il suffit de diviser par 7 : premier prix à 40 CHF, ensuite, 97 CHF, et 140 CHF, la bouteille. Sachant que le salaire minimum d’un salarié est autour de 1200 yuans, soit 170 CHF par mois, le plus souvent autour de 600 à 700 CHF, on comprend que le vin est réservé à une élite ou à des événements exceptionnels, comme les cadeaux de Nouvel-An ou les mariages. Et pourtant, la plupart des domaines, hormis les grandes marques présentes en supermarchés, ne transigent pas sur ces prix. Pour une excellente raison : la «classe moyenne» capable de «comprendre» le vin croît au moins aussi vite que la production. Pas question de casser les prix, aussi longtemps que la demande surpasse l’offre. Et personne ne parle de stocks, même si les 2012 et les 2013 sont encore bien présents en cave.

©thomasvino.ch