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Posted on 6 octobre 2015 in Tendance

«Swiss Made»  Fûts de nos chênes

«Swiss Made»
Fûts de nos chênes

Un des rares tonneliers de Suisse prospère au bord du lac des Quatre-Cantons. Et met en valeur le chêne helvétique.

Texte et photos Pierre Thomas

Le chemin creux, cher à Guillaume Tell et à la Suisse, est à portée d’arbalète. Dans la zone industrielle de Küssnacht am Righi, un coin de Schwytz dans le canton de Lucerne, Roland Suppiger a construit, il y a dix ans, un atelier de tonnellerie moderne. Le travail, depuis 120 ans exactement que cette famille l’exécute avec passion et savoir-faire, n’a pas changé : «Si mon grand-père Josef revenait, il pourrait travailler avec moi. Les tâches sont juste moins astreignantes. Mais il nous faut toujours 35 minutes pour plier les douves d’une barrique et la cercler à la main», explique non sans fierté l’artisan. Aujourd’hui, ce travail se rapproche de celui, ancestral, de sculpteur, de tourneur sur bois ou de boisselier. Et les cours d’apprentissage se donnent à Brienz (BE), à l’Ecole des métiers du bois. C’est là que se rend le seul apprenti tonnelier de Suisse, Jo Elio Wiesner, formé ici, qui accomplit sa troisième année. Aura-t-il un successeur ? «Mon fils cadet, Marco, 16 ans, a commencé sa formation de charpentier. Je pense qu’il continuera chez moi…» Ainsi, l’avenir de l’entreprise sera assuré par la cinquième génération.

Le tonnelier et son apprenti.

Le tonnelier et son apprenti.

Avec du chêne suisse

Ca n’est pas parce que Roland Suppiger est un des cinq ou six (derniers) tonneliers de Suisse que le métier est en déclin. L’entreprise a connu un bel essor ces dernières années. Grâce à la mode du vin élevé en fûts de chêne, qui date d’une trentaine d’années en Suisse. Grâce à la traçabilité du bois utilisé : à 80% du bois suisse, provenant des forêts des pieds du Jura, des hauts de Nyon et de Morges à Schaffhouse, en passant par Neuchâtel et la forêt de Galm, près de Morat. Grâce aussi à la mode du wellness : si le Valais n’a pas de chêne, l’atelier schwytzois a réalisé, l’an passé, un grand bassin «hotpot» de mélèze valaisan pour l’auberge de jeunesse de Saas Fee.

Mais l’essentiel du travail se concentre sur le vin. Les Etrusques et les Gaulois ont, les premiers, conservé leurs breuvages dans du bois. Au fil des siècles, grâce à ses forêts de chêne plantées pour bâtir des navires, la France a gardé une grande expertise dans le travail du chêne. Les Suisses ont pris conscience des qualités de leurs propres bois à la faveur de l’utilisation de la barrique dans les caves. Celles-ci sont équipées depuis longtemps de grands fûts. Et une partie du travail du tonnelier reste d’entretenir, sur place, ces grands fûts, appelés «foudres» ou «vases», ou d’en construire, comme celui de 20’000 litres du Clos de la George à Yvorne (VD).

La barrique, elle, vient de Bordeaux (225 litres) ou de Bourgogne (228 litres), où elle porte le nom de «pièce». Depuis vingt ans, elle a marqué l’évolution du goût du vin, rouge surtout, en Suisse. On estime ainsi que, chaque année, les caves du pays ont besoin de 5 à 6’000 barriques. «700 viennent de tonneliers suisses», confie Roland Suppiger. Avec l’Ecole d’œnologie de Changins (VD), des ingénieurs forestiers ont développé, dès 2006, un «réseau interactif de la filière bois de chêne de tonnellerie». Un label est né et le chêne participe pleinement au «terroir» du vin. De deux essences, sessile ou pédonculé, le chêne suisse, parce qu’il pousse lentement dans le sol calcaire du Jura, a des propriétés différentes des chênes français : il communique moins d’arôme de vanille au vin et garde ses propriétés jusqu’à huit ans, quand le chêne français donne tout sur trois ans. «Le chêne suisse apporte une autre complexité aux vins», résume le tonnelier. Chaque année, quelque 150 barriques «swiss made» de A à Z, assorties d’un certificat de provenance, sortent de l’atelier de Küssnacht.

Le label du terroir chêne suisse.

Le label du terroir chêne suisse.

Mais la mode, aujourd’hui, revient aux contenants plus grands, faits sur mesure. Du bois déjà préparé attendait d’être assemblé pour des fûts de 5‘000 litres destinés aux Domaines Rouvinez, à Sierre, et d’autres de mêm contenance, en voie de finition lors de notre reportage, ont, depuis, rejoint la cave de Gérald Besse, sur les hauts de Martigny. Cette expertise en grands tonneaux a permis au Suisse de prendre pied au Piémont et il lorgne vers l’Alsace : « J’en suis à 20% à l’export. Je peux encore progresser…»

Grands ou petits, les contenants exigent les mêmes opérations. Il faut savoir choisir le «bon» bois, le faire sècher à l’air libre pendant trois ou quatre ans, puis le fendre ou le scier en douves (les lattes de bois qui forment le tonneau). Ensuite, il faut les cercler, un travail de précision pour assurer l’étanchéité du fût. Un feu est allumé au centre pour donner au bois un goût «toasté» plus ou moins intense qu’il restituera au vin — une opération délicate, contrôlée par infrarouge. Enfin, les fonds sont ajustés. Et quand les plus grands tonneaux sont achevés en atelier, il faut alors les… démonter pour aller les remonter sur place, dans la cave !

Bio de Roland Suppiger

suppi_portrait

A 51 ans, il incarne la 4e génération de tonneliers. Après son apprentissage chez son père, il a suivi des cours avec les cavistes à Wädenswil (ZH) puis travaillé chez le concurrent local, Kenel. Sans descendant, ce
dernier s’est associé à Suppiger, puis une nouvelle société est née. Aujourd’hui, la PME emploie trois employés, forme un apprenti, tandis que l’épouse du patron s’occupe de l’administration. Le cadet de leurs trois enfants, Marco, devrait prendre la relève.

Paru dans le magazine encore! du 4 octobre 2015

L’héritage de buveurs de bière celtes

«L’élevage du vin dans le bois est un mariage célébré sur les terres de France, entre l’art de la vinification apporté par les peuple méditerranéens et le travail du bois maîtrisé par les peuples des forêts celtiques. Ce mariage culturel gallo-romain est aussi le lieu de transmission du flambeau du vin. Venu de Sumer, via l’Egypte, la Grèce et Rome, l’art du vin a été repris par des buveurs de bière, et adapté au tonneau, pour finalement se répandre sur toute la surface du globe.» André Immélé, dans «Les grands vins sans sulfite» (2012)