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Posted on 24 septembre 2015 in Tendance

Madeleine Gay ferme le ban chez Provins

Madeleine Gay ferme le ban chez Provins

Après 34 ans de services, l’œnologue vedette et sénior de la coopérative Provins-Valais, Madeleine Gay, prend sa retraite, à 62 ans. Elle a commenté son parcours au fil de la dégustation des vins de la «Mémoire du Temps», à laquelle elle a mis un point (rouge) final.

Illustration pour l'entrée de Madeleine Gay au Forum des 100 de L'Hebdo (2009)

Illustration pour l’entrée de Madeleine Gay au Forum des 100 de L’Hebdo (2009)

Par Pierre Thomas (texte et photos)

«La Mémoire du Temps»? Le concept fut élaboré il y a vingt ans par le directeur de l’époque, Jean-Marc Amez-Droz, et Michel Logoz, le démiurge (vaudois) de tout un pan de l’histoire vitivinicole suisse, pour mettre les vins valaisans à l’épreuve du «temps long».

C’était une forme de consécration annuelle des recherches de Madeleine Gay. A force de la traiter d’œnologue (dûment patentée ingénieure de Changins !), de répéter qu’elle fit ses premiers vins «en cachette» dans un recoin, on pourrait imaginer qu’en alchimiste, elle a transformé une matière improbable en nectars superlatifs. A tort ! Car sa «force de conviction», unanimement saluée le dernier jour d’août 2015 dans les locaux de la coopérative, à Sion, a permis de recadrer le vignoble valaisan, de le recentrer sur des «vieux cépages», devenus des «spécialités» du Vieux-Pays.

Michel Logoz et Madeleine Gay.

Michel Logoz et Madeleine Gay.

Hors du fendant et de la dôle

Aujourd’hui, rappelle le directeur Raphaël Garcia, le moyen et haut de gamme de la coopérative, qui pèse un bon quart de la vendange valaisanne, représente 20% du volume mais 40% de la valeur des 56 à 60 millions de francs de chiffre d’affaires annuel. En 1981, lorsque la jeune femme est engagée chez Provins, juste avant une vague de surproduction de vin, plus de 95% des ventes se faisaient avec les traditionnels fendant, dôle et johannisberg.

Il a fallu plus de 15 ans à l’œnologue pour s’imposer. Et cette année, elle a signé son dernier flacon de «Mémoire du Temps». Le premier flacon de cette série, estampillée de six croquis de dessinateurs de BD, puis de presse résumant le millésime, était consacré à une marsanne 1994. Rappel utile que le Valais est bien cette haute vallée du Rhône, d’où vient ce cépage, appelé ici ermitage, en hommage à son origine, Tain-l’Hermitage. Mais aussi souvenir qu’à cette époque «on était souvent déçu par les rouges sur la durée. On maîtrisait mieux les blancs», rappelle Madeleine Gay.

Le duo qui suit et remplace Madeleine Gay: à g., Samuel Panchard, œnologue qui suit tout le travail viticole, à dr., le maître de chais Damien Caruzzo, caviste.

Le duo qui prend le relais de Madeleine Gay: à g., Samuel Panchard, ingénieur-œnologue qui suit tout le travail viticole, à dr., le maître de chais Damien Caruzzo, caviste.

Un rouge comme «sacra ultima»

Son dernier vin, c’est ses fonds de cave, un rouge sans millésime tiré de «barriques oubliées». Son successeur comme maître de chais, Damien Caruzzo, a travaillé main dans la main avec celle qui lui a distillé son savoir depuis 13 ans et «dix vinifications». «J’étais le seul qu’elle a supporté plus de deux ans», sourit-il. Ce rouge, comme la fameuse cuvée hors norme Electus, lancée avec le millésime 2010, se réclame de la philosophie du plus respecté des vins espagnols, Vega Sicilia, avec son Unico Reserva Especial, un assemblage de plusieurs millésimes. Mais là où Electus veut tirer le meilleur du terroir en référence au millésime donné, cette Réserve rouge renferme les mêmes cépages (la polyphonie du trio valaisan cornalin, humagne, diolinoir, accompagnés du quatuor international syrah, merlot, cabernet sauvignon et cabernet franc), vinifiés de manières différentes, sur plusieurs années, pour une cuvée légalement sans millésime. Le titre est banal — Michel Logoz avait proposé Sacra ultima — et les dessins sont de Mix & Remix, pour qui «l’humour est comme la vendange : il faut beaucoup trier parmi les gags pourris».

20 ans de Mémoire du Temps: le dessinateur Mix & Remix y a mis le point final.

20 ans de Mémoire du Temps: le dessinateur Mix & Remix y a mis le point final.

L’exemple de Châteauneuf(-du-Pape)

Du blanc Vieilles Vignes au Rouge d’Enfer — deux vins multi-médaillés dans les concours internationaux —, des crus exclusifs comme le Domaine du Chapitre (blanc) et le Clos Corbassières (rouge), l’assemblage est bien ce que l’œnologue préfère, au-delà de sa croisade pour les (mono)cépages locaux. Et si on lui demande quel vin lui correspond le mieux, elle répond: «Le Clos Corbassières 2010, vinifié comme à Châteaneuf-du-Pape, tous les cépages rouges ensemble». Elle qui a suivi sur le tard les cours de l’Ecole cantonale d’agricutlure de Châteauneuf (Valais !) et signé le Domaine Evêché, un diolinoir élevé en fût de mélèze valaisan, voue une admiration au vignoble castelpapal. Elle le cite encore pour conjurer son principal regret: sensible à la fibre écologique, elle déplore l’usage des désherbants chimiques, et rêve d’un vignoble valaisan «en vert», quitte à le placer sous perfusion au goutte-à-goutte, si nécessaire.

«Une palette de goûts immense»

En perdant son œnologue vedette, Provins-Valais abandonne sa Mémoire du Temps. On regrettera, dans une Suisse vitivinicole qui n’a pas de mémoire, sinon celle dite des «vins suisses», où Provins figure avec une Petite Arvine sèche (après un vin liquoreux), que seuls cinq millésimes figurent encore à l’assortiment : le carminoir 2008, embléme des «nouveaux rouges» de Changins ; un cabernet franc 2009, qui fut aussi le préféré des précurseurs des anciennes variétés que fut le duo Defayes-Crettenand à Leytron ; un savagnin blanc 2010, ce païen en passe de prendre l’ascendant sur l’exigeante petite arvine ; un pinot noir 2011, cépage délicat dans le climat continental du corridor alpin, et, boucle bouclée, une marsanne 2012.

Un échantillon des flacons illustrés de la Mémoire du Temps: l'ultime Réserve rouge est en pointe au milieu.

Un échantillon des flacons illustrés de la Mémoire du Temps: l’ultime Réserve rouge est en pointe au milieu.

Il y en eut d’autres, comme autant de jalons d’un itinéraire professionnel hors norme : «J’ai expérimenté toutes sortes de choses pour une palette de goûts immense. Et j’aime les vieux millésimes. La gamme des vins valaisans est vaste et diverse. Et elle est compliquée ? C’est vrai !», confie Madeleine Gay. Voici donc encore un Corbassières 1998, à la touche moins toscane que l’ultime et austère Réserve, mais proche d’un grand amarone, à la fois riche, vif et sec, mariage d’humagne rouge et de cornalin surmûris, sans élevage en fûts. Ou ce Sauvignon liquoreux 2004, à la couleur cuivrée des vieux sauternes, premier vin suivi par l’élève Damien Caruzzo, qui rappelle, a contrario, la petite arvine, également sans bois.

Et pourquoi donc du sauvignon en Valais ? Parce qu’à l’époque, les Suisses alémaniques se détournaient du chasselas-fendant au profit des blancs internationaux, tel le chardonnay ou le sauvignon. Aux yeux des Suisses alémaniques, a rappelé le président de la coopérative, Pierre-Alain Grichting, Madeleine Gay incarne avec force les vins valaisans. Elle a accepté de sortir de sa retraite dans la ferme familiale, au-dessus de Sion, pour animer quelques dégustations, encore…

Paru dans Hôtellerie & Gastronomie Hebdo du 24 septembre 2015.

©thomasvino.ch