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Posted on 17 mai 2015 in Tendance

Dans les brumes du Scotch Whisky

Dans les brumes du Scotch Whisky

Depuis plusieurs années, le whisky est le distillat le plus consommé en Suisse. En 2014, malgré une chute de 5% de la consommation des alcools forts dans notre pays, le whisky, d’où qu’il vienne — et même de Suisse, où sa distillation est autorisée depuis quinze ans ! — a bien résisté, notamment aux assauts de la vodka, très prisée des jeunes. Et le rhum suit, loin derrière.

Par Pierre Thomas, de retour de Skye

Plus d’une bouteille sur cinq d’alcool fort importée en Suisse est donc un flacon de whisky. Au niveau mondial, pourtant, les Ecossais, «leaders» en la matière, ont enregistré une baisse de 7,3% en 2014, pour la première fois depuis dix ans de croissance ininterrompue.

Quelles sont les tendances du marché, grandement influencé par le marketing des puissants groupes de production de spiritueux internationaux qui, tous, ont acheté ou (re)construit des distilleries en Ecosse ? La multiplication des «éditions spéciales» va-t-elle s’arrêter un jour dans les «single malt», le «haut du panier» du Scotch Whisky ? Devant son succès exponentiel et planétaire, certes ralenti en 2014, le whisky écossais va-t-il encore pouvoir afficher «10 ans», «20 ans» ou «30 ans» d’âge sur les flacons ? Le NAS (pour «no age statment», soit «sans mention d’âge») va-t-il s’imposer définitivement dans les «single malt» ?

A la faveur d’un «raid» éclair dans la vénérable distillerie de Talisker, datant de 1830, pour le lancement d’une nouvelle cuvée grand public qui affiche fièrement l’origine de son élaboration, Skye, la grande île sauvage du nord-ouest de l’Ecosse, Pierre Thomas tente de répondre à ces questions ci-dessous.

Whisky in Skye with diamonds

Tout n’a pas toujours été rose pour le whisky écossais. Il a même enrichi son histoire à travers les multiples crises qu’il a traverseés en un demi-millénaire, depuis sa première mention écrite en 1494. Sur l’île de Skye, à une heure d’hélicoptère (!) d’Inverness, Talisker est même la seule distillerie qui a survécu, contre vents et marées — image exacte ! Visite guidée sur un air des Beatles, le groupe pop de Liverpool.

Dans une récente publication, le groupe Diageo, coté en bourse de Londres et de New York, mais qui possède une trentaine des quelque 110 distilleries écossaises, et fabrique aussi la bière Guiness, s’interrogeait : et si le réchauffement climatique faisait monter le niveau de la mer, comment subsisteraient les distilleries des îles, notamment Islay ? Mais aussi de Skye : Talisker est à ras du loch Harport, un «fjord». Tout autour paissent des moutons sur de vertes collines. Dans le brouillard, les montagnes de l’île paraissent avoir inspiré un tableau romantique de Caspar David Friedrich.

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Mais d’où vient le malt ?

Devant la façade blanche de la distillerie, un panneau d’interdiction de fumer. C’est que les alambics tournent à plein régime… Il suffirait d’une étincelle pour que les installations en cuivre, fabriquées dans les règles de l’art en 1880, explosent. Du Scotch Whisky, on voit surtout les étapes finales. Et encore… A l’arrière magasin de vente, ultramoderne, qui accueille 40’000 touristes chaque année, protégé par une vitrine, un chais expose quelques fûts noircis par l’air maritime humide qui pénètre dans les locaux. Il n’y a là que quelques uns des 4’500 tonneaux emplis du distillat. Le reste est acheminé pour vieillisement et mise en bouteille près d’Edimbourg. Car le Scotch Whisky, appellation protégée (au contraire du seul mot «whisky» qui peut être utilisé partout), doit obligatoirement être élevé, au moins quatre ans, et être mis en bouteille en Ecosse.

En remontant, le parcours, on voit aussi de grands contenants en bois, des brassins, où le mélange d’orge transformée en malt, devient une sorte de «bière» qui sera ensuite distillée. Le malt proprement dit ne vient pas de l’île de Skye, mais est acheminé depuis une des rares malteries encore en fonction, à Glen Ord, une des plus grandes distilleries des Highlands, et qui approvisionne la majeure partie des unités contrôlées par Diageo. Rappel utile : «single malt» signifie que le whisky provient d’une seule distillerie (même si le malt a été livré d’ailleurs).

A ce stade, c’est un peu comme si un amateur de vins visitait une cave, sans voir réellement le chais à barriques, ni, surtout, les vignes. Une caricature à laquelle échappent les eaux-de-vie que sont le cognac et l’armagnac, où les élaborateurs insistent désormais davantage sur le suivi des vignes et le long élevage en bois, que sur les alambics proprement dits.

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Entre l’orge et l’affinage

Dans le whisky, la matière première passe au second plan. Et qu’une distillerie comme Glenmorangie ait sorti, à fin 2014, le Tusaìl, qui veut dire «origine» en gaélique, un distillat à base d’une ancienne variété d’orge, appellée Maris Otter, est une exception… Ces alambics appartiennent au groupe de luxe LVMH (soit M pour Moët, le champagne, et H pour Hennessy, le cognac, en plus du maroquinier Louis Vuitton) explique sans doute ce choix.

L’orge, à la base du Scotch Whisky doit avoir des caractéristiques fermentescibles précises et la science a fait progresser cette faculté dans les céréales utilisées. Quant à l’élevage en fûts, il est une des étapes clés sur la longue route du whisky, du champ d’orge au verre du consommateur. Traditionnellement, les Ecossais «récupèrent» des fûts qui ont déjà contenu du «bourbon», la version américaine du whisky, qui — et ça tombe bien ! — doit obligatoirement séjourner deux ans dans du bois neuf au départ et brûlé («bousiné»), ce qui n’est pas le cas du Scotch. Pour ce dernier, les fûts doivent même être assez neutres, pour ne pas communiquer de goût particulier. L’élevage, qui donnera certes de la couleur au spiritueux — mais point d’angélisme : le caramel colorant est autorisé ! — stabilisera l’eau-de-vie. Elle lui fera perdre naturellement du volume (2% par année). Et le climat humide d’Ecosse ralentit ce processus…

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Eau-de-vie neutre à sa sortie de l’alambic, le whisky, qui doit titrer au moins 40% d’alcool en bouteille, absorbe les arômes de fûts qui ont déjà contenu d’autres liquides. Le regretté Michel Couvreur avait logé du whisky en «finissage» («finish») dans des fûts ayant contenu durant sept ans du vin jaune du Jura… Les vieux fûts de xérès ou de porto ou même des barriques ayant contenu de grands vins rouges de Toscane, des Côtes-du-Rhône ou de Bordeaux, sont très à la mode pour «singulariser» des «éditions limitées». Le liquide n’y passe en principe que quelques mois.

L’art subtil de l’assemblage

On entre là de plain-pied dans le monde du marketing… Comment élaborer un «nouveau whisky», ou, du moins, un spiritueux différent ? C’est là qu’interviennent des assembleurs, magiciens du whisky. Ils doivent connaître parfaitement les caractéristiques des fûts de diverses années — aucun n’est pareil ! — hébergés dans les chais de chaque distillerie. Pour le whisky de base, ces pros recherchent la continuité, pour fidéliser le consommateur, qui va s’habituer à tels parfums et arômes de sa boisson favorite. Pour d’autres sélections, il faut ressortir des caractéristique originales. Il y a une trentaine d’années, à la distillerie de Glenfarclas, on a mis à la mode le «single cask», soit un whisky tiré d’une seule barrique : succès financier assuré pour un lot de quelque 300 bouteilles par définition «uniques».

L’immense majorité des whiskies sont des assemblages. A commencer par les «blends» qui jouent sur la marque et sont produits dans des conditions moins exclusives que les «single malts», limité à une seule distillerie. Le marché du «blends» a tendance à reculer dans le monde entier. En Suisse, en dix ans, les ventes ont chuté de 4,3 millions de bouteilles par année à 3,5 millions, tandis que les «single malts» grimpaient de 500’000 à 860’000 bouteilles. En Suisse, deux tiers des importations proviennent d’Ecosse et seul le whisky américain, de 550’000 à 800’000 bouteilles et le suisse, très marginal, progressent, selon les chiffres de l’institut IWSR pour l’année 2013.

La réserve de «vieux» whiskys s’épuise

A Talisker, le maître-assembleur Craig Wilson, proposait aux journalistes un double exercice. Retrouver le goût du nouveau whisky, sobrement nommé Skye, et tenter de faire son propre «blend», à partir de trois fioles (ci-dessous, l’auteur en plein exercice…).

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Chaque fiole contient un liquide différent. «Nous jouons sur les arômes plutôt que sur les âges», commente Craig Wilson. Et pour cause ! Talisker propose déjà des whiskys vieillis plusieurs dizaines d’années, en éditions limitées, qui vont de 100 à 650 fr. la bouteille de 70 cl, très recherchés. Comme il s’agissait de mettre sur le marché une nouvelle «cuvée» grand public, vendue en Suisse en supermarché (et sur Internet), la distillerie n’allait pas «gaspiller» ses plus vieux fûts. Surtout que la demande a si fortement augmenté qu’il y a une réelle menace sur les whiskys de 10, 20 ou 30 ans d’âge, d’où l’émergence des NAS («no age statment», «sans mention d’âge»), pour «déshabituer» le consommateur à ce critère de choix où la sélection se fait par le prix. Car tout ce qui est rare est cher ! Or donc, face à nos fioles, nous voilà tâtonnant des papilles pour approcher le contenu du verre témoin, qui est le «nouveau» Skye. Quant à se lancer dans sa cuvée personnelle, on s’y perd vite : soit trop de bois, soit trop d’alcool brûlant, soit trop de dureté en bouche… même si on «mouille» abondamment nos échantillons. L’exercice est donc réussi pour Talisker: le whisky mis sur le marché est bien le meilleur possible à partir des trois lots sélectionnés.

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Sur la mention du vieillissement, les écoles (de marketing !) divergent et le retour de balancier est peut-être déjà là…. La grande distillerie traditionnelle Macallan avait fait sensation, il y a trois ans, en rayant la mention d’âge de ses étiquettes pour la remplacer par une indication de style. Ce printemps, le groupe Bacardi-Martini propose la démarche inverse. Le groupe vient de sortir de l’ombre d’anciennes distilleries, dont la production était noyée dans l’anonymat des «blends» Dewar’s et William Lawson’s. Les nouvelles gammes de «single malts» affichent 12, 18 ou 21 ans d’âge, en attendant, pour Aberfeldy, les 16 et 30 ans, alors que Craygellachie est déjà vendu en large panoplie de 13, 17, 19 et 23 ans. Dans le whisky, c’est l’eau-de-vie la plus jeune qui indique l’âge de l’assemblage et ça n’est pas forcément le plus ancien qui est le meilleur : le Craygellachie de 17 ans d’âge, a ainsi été nommé «single malt» de l’année 2014 par le site américain whiskyadvocate.com, qui publie son hit-parade depuis 21 ans.

Un salon en octobre à Lausanne

Reconnue depuis peu comme l’égérie du chasselas vaudois, la publiciste zuricoise Chandra Kurt a aussi chanté les louanges du whisky. Dans une récente revue de Diageo, elle avoue boire un whisky chaque jour, surtout comme digestif. Elle avait signé, en 2007, «Whisky & Food», recensant des «mariages» à table entre des plats traditionnels écossais, mais aussi des poissons et des crustacés, et des whiskies, chez le même éditeur, Orell Füssli, et dans la même présentation que son récent «Chasselas — de Féchy au Dézaley».

Et comme les vins (lire ci-dessous), les whiskies ont leur salon, à Beaulieu, les 2 et 3 octobre 2015, organisé par le site www.whiskyandmore.ch et la boutique Whisky Time, dans le vieux bourg de Lutry, où les passionnés ont rendez-vous depuis plus de 15 ans. Notamment pour des dégustations, par exemple le 30 mai 2015 dès 18 h., pour le «Ardberg Day». Celui qui se présente comme «le single malt le plus fumé, le plus tourbé et le plus complexe au monde», dont la distillerie sur Islay appartient à LVMH, fêtera son deux-centième anniversaire, avec une cuvée anniversaire sans mention d’âge.

Vins et whiskys : deux mondes parallèles

On vient de le voir, les mondes du vin et du whisky sont très différents. Dans le vin, la matière première (le raisin) est essentielle. Et c’est même à cause du whisky produit à partir d’orge hors région de mise en valeur par distillation que le système plus souple des IGP («indications géographiques protégées») a été appliqué au vin, selon le négociant en vins Michel Chapoutier.

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Les amateurs de vins sont-ils les mêmes que ceux de spiritueux ? Bertrand Cosandey (photo ci-dessus), de La Conversion (VD), est bien placé pour en juger. Il s’est d’abord spécialisé en vins haut de gamme, et, depuis un an et demi, vend des whiskies via www.whiskyandspirits.ch : «Les acheteurs de grands vins ne sont pas forcément ceux de whisky. L’achat en ligne joue un grand rôle aujourd’hui et je vends à 70% en Suisse alémanique. Il y a une spéculation sur les séries limitées, par revente sur des sites d’enchères. Pour des flacons rares, j’ai donc dû restreindre l’achat à une bouteille par client. Je reçois des courriels tous les jours pour de nouvelles cuvées spéciales. J’ai 800 références de whiskies et j’essaie d’obtenir toutes les nouveautés : c’est la course aux raretés ! Les jeunes découvrent cet univers ; les «single malt» très tourbés, iodés et fumés ont la cote.»

Paru dans Hôtellerie & Gastronomie Hebdo, le 15 mai 2015.