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Posted on 8 septembre 2014 in Gastro

Carlo Crisci, chef de cuisine, parrain de la Semaine du Goût 2014   «Le jeu, voilà ce qui a toujours été ma quête !»

Carlo Crisci, chef de cuisine, parrain de la Semaine du Goût 2014
«Le jeu, voilà ce qui a toujours été ma quête !»

Carlo Crisci, 58 ans, est le parrain de la 14ème Semaine suisse du goût, dont les événements ponctuels sont étalés sur dix jours, du 18 au 28 septembre. Rencontre, dans son auberge, Le Cerf, à Cossonay (VD) avec le chef le plus inventif de Suisse romande, aux origines aussi italiennes que… fribourgeoises.

Crisci_Zisyadis

Carlo Crisci et le président de la Semaine du Goût, Josef Zisyadis.

Par Pierre Thomas

Qu’est-ce que ça vous fait, Carlo Crisci, d’être le parrain de la Semaine suisse du Goût 2014 ?

CC — Ca fait toujours plaisir… Et ça marque un coup de vieux aussi ! Pour moi, c’est la marque de reconnaissance de 30 ans de métier par passion.

Avec votre recul de chef consacré (18 points au GaultMillau, deux étoiles au Guide Michelin Suisse), vous la voyez comment, cette «grande cuisine», «hic et nunc» ?

CC — Il y a une grande hypocrisie derrière ce que les gens voient de la gastronomie. Quand on constate la densité des distinctions des guides pour un petit pays comme la Suisse, on est les champions du monde. Mais ce qu’on ne voit pas, c’est que pour faire tourner cette machine, il n’y a que des étrangers. Ca n’est que grâce à eux que ce secteur se porte bien ! C’est un danger pour l’image de la Suisse : quand un touriste étranger, un Allemand, un Italien, un Français, vient chez nous, il ne rencontre pas ou plus les Suisses.

Les jeunes Suisses ne s’intéressent donc plus à la cuisine. Pourquoi ?

CC — Chaque année, je forme six apprenti(e)s. Une fois qu’ils ont leur certificat de capacités en poche, ils travaillent cinq ou six ans, et puis, ils arrêtent. Ils jugent le métier trop dur. Il n’y a plus que les étrangers et les passionnés qui supportent ces horaires.

Le travail tue la créativité en cuisine ?

CC — Prenez l’horaire d’un cuisinier, c’est trois heures entre 12 et 15 h., puis quatre heures entre 19 et 23 h. Durant ce temps-là, le professionnel est au service du client. Le «fait-maison» que la corporation veut défendre, tu le fais quand ? Il faudrait ou bien disposer de deux équipes, l’une de midi, l’autre le soir, ou, à tout le moins, engager plus de monde… si on le trouve.

Et qui va payer ?

CC — Plutôt que de baisser le taux de TVA pour tout le monde, il faudrait pouvoir défalquer des taxes le coût de la main-d’œuvre : si j’engage plus de monde, je paie moins de TVA. Le cuisinier qui fait de la cuisine inventive est d’accord de souffrir, mais on devrait se donner les moyens de le soulager un peu.

Votre père, venu d’Italie, du sud de Naples, était cuisinier et patron de restaurant. Mais d’avoir fait le même métier que lui, vous le devez à un Fribourgeois, non ?

CC — Oui, à mon maître de dessin à l’école secondaire de Châtel-Saint-Denis. Je voulais faire un métier de créativité, graphiste ou couturier. Ce professseur, Monsieur Delley, m’a dit : «Ton père à une mine d’or aux Paccots, le restaurant de la Dent-de-Lys. Fais cuisinier et tu auras une base.» A l’époque, le métier était mal vu : on disait «cuistot». Mais il m’a quand même semblé assez créatif et me permettrait de voyager. Et puis, l’apprentissage ne durait que deux ans et demi. J’ai fait cuisinier sans trop aimer.

A cette époque, on était en pleine «ancienne cuisine», par opposition à la «nouvelle cuisine», lancée bientôt par Henri Gault et Christian Millau ?

CC — Au début des années 1970, tu servais trois légumes frais et tu étais un king! Dans l’hôtel où j’ai fait mon apprentissage, à Vevey, le chef était le roi de l’ouvre-boîte. On suivait le menu, jour après jour, sans tenir compte des saisons et des produits. C’était répétitif et à la fin de l’apprentissage, je me suis dit que je ne voulais pas finir ma vie derrière un fourneau…

Démonstration de Carlo Crisci à Genève pour Omnivore, il y a deux ans.

Démonstration de Carlo Crisci à Genève pour Omnivore, il y a deux ans.

Alors, vous êtes allé faire un tour d’Europe…

CC — Je suis allé à Bielefeld, en Allemagne. Mais je n’ai pas obtenu de permis de travail. Je me suis replié à Bâle, où j’ai gagné, à 21 ans, mon premier prix de cuisine, un trophée de bronze à la foire IGEHO. Plus tard, j’ai remporté le Prix Prosper-Montagné, juste avant de reprendre Le Cerf, à Cossonay. Je suis parti à Londres, au Saint-Moritz, où séjournait une importante clientèle suisse. Je suis revenu à la Dent-de-Lys, aux Paccots, seconder mon père pendant six mois, une première fois, puis l’ai repris, avec ma femme, en 1981. Il fallait que je m’émancipe, et je suis allé visiter Le Cerf, qui était à remettre. J’en suis tombé amoureux, même si la cuisine était minuscule. Je n’avais pas un sou pour payer la saucisse à rôtir que je servais à ma petite équipe de trois apprentis qui me secondait, en 1982.

Débuts difficiles, donc, mais ascension assez rapide pourtant…

CC — Grâce au guide du Coup de Fourchette, d’abord. Puis la Clé d’Or GaultMillau, en 1989, qui était décernée par Paris, à l’époque, et valait le titre de «cuisinier de l’année». Je faisais ce que j’appelle de la «cuisine utopique».

Car il y a des périodes, chez Crisci, comme chez Picasso ?

CC — En 1982, comme je n’avais jamais fréquenté de grandes maisons, je voulais que cela soit beau, bon et à la minute. Ce que j’imaginais la perfection.

Et ensuite ?

CC — En 1985, j’ai découvert la cuisson sous vide à basse température. J’ai fait entrer de France en Suisse le premier four du genre, un modèle expérimental. Ce moyen devait rendre la vie du cuisinier plus facile. Il préparait un mets, le cuisait, puis le refroidissait et le réchauffait au service. J’ai détourné l’outil : je l’ai utilisé pour cuire et envoyer en salle immédiatement. Depuis, grâce à la basse température qui s’est généralisée, toutes les cuissons, et donc les textures, sont identiques ; c’est un problème ! Chez moi, j’utilise sept ou huit possibilités de cuisson, à l’azote, à la plancha douce ou à la broche.

Mais encore, car on a l’impression que, toujours, vous inventez quelque chose…

CC — Il y a eu les jus réduits, l’huile d’olive de l’entrée au dessert, les marinades. Et maintenant, je travaille, sous vide, sur la transparence des jus. Le jeu, voilà ce qui a toujours été ma quête. Tu as toujours l’impression de découvrir quelque chose !

Carlo Crisci a publié plusieurs livres de recettes.

Carlo Crisci a publié plusieurs livres de recettes.

Et puis, il y l’omniprésence des herbes sauvages, comme la benoîte urbaine, la berce, l’égopode ou le lierre terrestre, redécouvertes il y a quinze ans, grâce à l’ethnobotaniste François Couplan ?

CC – Elles sont toujours d’actualité et révèlent des goûts insoupçonnés. Notre dernier livre commun, «Vertiges des saveurs» (éditions du Belvédère), après avoir reçu le grand prix du livre gastronomique du Club Prosper Montagné Suisse, vient d’être couronné du Grand Prix des Pays du Mont-Blanc, au salon international du livre de montagne, en août, à Passy, près de Chamonix.

Comment, dans votre cuisine, se mélangent vos origines ?

CC — Originaire d’Italie, j’ai appris la cuisine française en Suisse. Et si un produit, l’huile d’olive, des oliviers de feu mon père, au sud de Naples, est mon talisman, ma cuisine, c’est cette histoire, ce métissage où les origines se confondent.

Peut-on encore parler d’évolution de la cuisine… et jusqu’où ?

CC — J’ai l’impression que j’avance… vers le plus en plus simple et gourmand. Je dois me battre contre l’esthétique des plats, dont les pâtissiers sont les champions. Je vais vers la simplicité, le naturel.

Vers le minimalisme, alors ?

CC — Le dépouillement total, c’est le produit pour le produit. Plus c’est simple, mieux on se porte. Mais on doit quand même le transformer, sinon, on n’est plus rien. Il faut trouver le Graal, et ça n’est pas la langoustine cuite à la vapeur !

Quelques exemples de vos plats du moment ?

CC — J’aime bien cette marinade d’anchois servie avec un beurre noisette liquéfié et du céleri en branche. Et le ciselé de veau à la châtaigne crue, huile d’olive et tomme de Rougemont. Et pour le dessert, une figue pochée au porto, avec un «espuma» de yoghourt, une meringue et une corne d’abondance.

On est loin du minimalisme, là…

CC — Si tu ne cuisine pas, y’a plus rien ! On devrait avoir tous ces goûts en bouche en une morce et que chaque bouchée constitue un mélange harmonieux. L’ennui, c’est que les gens démontent tout et dissèquent le plat… On fait de plus en plus une cuisine simple, mais fragile, mais pour l’ensemble de la table, ce que tous les clients ne comprennent pas.

Justement, ces gens qui viennent au Cerf, ils réagissent comment à cette évolution permanente?

CC — Je le reconnais : j’ai appris mon métier avec les clients, ceux qui m’ont fait des commentaires constructifs. Ce qui m’agace, aujourd’hui, c’est la prise de pouvoir d’Internet, avec des remarques stupides et jamais constructives. J’ai passé l’âge d’être jugé à l’emporte-pièce par des anonymes sur des sites. Une locution que j’abhorre, c’est «on va tester». Tout n’est plus que jugement, classement, notamment sous l’impulsion des émissions TV qui montrent une cuisine de fiction, avec ses champions et ses déchus. Moi, j’ai la passion pour la cuisine. Je veux donner quelque chose, car la restauration est un partage.

Propos recueillis par Pierre Thomas

 

La Semaine du Goût au pays de la Bénichon

Dans le tiré à-part du magazine de cette 14ème Semaine suisse du Goût, les manifestations fribourgeoises sont recensées sur une double page, Fribourg-Jura-Jura bernois-Neuchâtel, dominée par la grande richesse de la quinzaine d’activités proposées par Moûtier. Et pour cause ! La cité prévôtoise est la «ville du suisse du goût» 2014.

Tout le canton de Fribourg n’en propose guère plus, avec en exergue la Bénichon du Pays de Fribourg, à Bulle (le week-end du 19 au 21 septembre), où le Musée gruérien offre diverses activités. Repas de Bénichon encore au Café du Gothard, à Fribourg (20, 21, 27 et 28, à midi). A Cerniat, Judith Baumann fera déguster des racines sauvages, le mercredi 24. Aux Sciernes d’Albeuve, le syndic de la commune de Haut-Intyamon mitonnera sa recette du terroir, le vendredi 26 en soirée.

Le cœur historique de Morat vivra sa Nuit des saveurs, le jeudi 18 septembre, et Fribourg, son marché bio, le samedi 27, avec un brunch (bio !), le lendemain. Du côté de Villaz-Saint-Pierre, le samedi 20 en matinée, une balade gourmande et, à Rue, des repas gourmands, les 18, 24 et, midi et soir, au restaurant de l’Hôtel-de-Ville. Autre adresse sous la même enseigne, mais à Fribourg, avec un point final sur le chemin de Saint-Jacques (mardi 16 à samedi 27, sauf le dimanche et le lundi).

L’Union fribourgeois du tourisme offre des séjours gastronomiques pour les jeunes et l’Association suisses des guides du patrimoine, un «sacre de l’automne, à pied et en bouche», à Fribourg, le mercredi 24 et le samedi 27. Les vins ne sont pas oubliés, à l’Hôtel (et cave !) Bel-Air, à Praz, avec «les mariages du chasselas», et les Vaudois Antoine et Denis Bovard, de Cully, feront découvrir leurs vins le samedi 20, au restaurant de l’Hôtel-de-Ville, à Fribourg.

Attention : ces événements sont payants et l’inscription souvent obligatoire, sur www.gout.ch.

Le journaliste Patrick Morier-Genoud explique comment il a eu l’idée d’écrire un livre sur Carlo Crisci sur son blog «au fil du goût».

Cet interview est parue dans le quotidien La Liberté, le 3 septembre 2014: PDF Liberté 030914