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Posted on 15 mai 2014 in Vins suisses

Chronique (valdo-)japonaise

Chronique (valdo-)japonaise

Le titre s’impose, inspiré du classique de l’écrivain-voyageur genevois Nicolas Bouvier, paru à Lausanne (L’Age d’Homme, 1975). On y parle peu de vin : aujourd’hui encore, le Japon n’est pas un pays de buveurs de vin. Mais, conduit par Pierre Keller, le président de l’Office des vins vaudois (OVV), des producteurs d’ici y sont allés en mission exploratoire. On était du voyage : récit de quatre jours intenses et prometteurs.

Par Pierre Thomas, texte et photos, de retour de Tokyo

Les quelque 120 millions de Japonais consomment 2 litres de vin par tête et par an. Dans les statistiques de l’Organisation internationale de la vigne et du vin (O.I.V.), le Japon figure au sixième rang des pays importateurs, en valeur, entre la Chine et la… Suisse. «C’est une culture qui leur échappe», témoigne Pierre Bouvier, le propriétaire du Château Le Rosey, à Bursins, neveu de feu l’écrivain Nicolas. Dans cette famille, le Japon est contagieux : Pierre en est un inconditionnel et y a exposé, à Osaka, des batiks d’Appenzell, réalisés par la famille de sa mère. Et ce Bouvier-là était un des représentants des 14 caves vaudoises du voyage du 1er au 6 septembre 2013.

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Dimanche 1er septembre 2013

Où les Vaudois savent choisir leur jour…

Les vignerons vaudois ont bien choisi leur heure et leur lieu d’arrivée. Sur le coup de 10 h. du matin, à l’Imperial Hôtel. Jour pour jour, 90 ans auparavant, le 1er septembre 1923, un terrible tremblement de terre, suivi par des incendies, détruisit la ville de Tokyo, alors la plus grande du monde, et fit plusieurs dizaines de milliers de victimes.

Ami de Jean-Jacques Gauer, le patron du Lausanne-Palace & Spa, aussi de l’équipe, Setsuvo Inumaru, le no 3 de l’hôtel tokyoïte, appartient à la dynastie des hôteliers qui se sont succédé à la tête de ce palace. Son grand’père avait fait l’ouverture officielle de l’hôtel. Le bâtiment, construit dans un style aztèco-égyptien par le grand architecte américain Frank Lloyd Whrigt, résista au tremblement de terre. Mais pas à la pioche des démolisseurs, un demi-siècle plus tard… Sa façade est conservée à Meijimura, près de Nagoya. Un bâtiment sans grâce lui a succédé. Et les Inumaru sont toujours impliqués dans l’hôtel. Le fils de Setsuvo, Yoichiro, termine sa formation à l’Ecole hôtelière de Lausanne.

La délégation vaudoise s’en va faire un tour de ville. Dans une allée précédent le premier temple visité, d’un côté, un mur de fûts à saké, l’alcool de riz japonais traditionnel. Et, en face, une alignée de fûts de chêne… de vin de Bourgogne. Gilbert Hammel ne manque pas de photographier (ci-dessous…) son fût de Clos des Varoilles : «Chaque année, j’envoie trois bouteilles de mon vin à l’initiateur de cette magnifique promotion pour le bourgogne.» Mais, par contre, la maison rolloise n’a pas encore réussi à exporter une goutte de vin suisse!

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Lundi 2 septembre 2013

Où les Vaudois sont rassurés d’emblée

Il y a de l’inquiétude et de la fébrilité chez les vignerons vaudois, le directeur de l’OVV, Nicolas Joss et Benjamin Gehrig, son adjoint, cheville ouvrière de ce «raid» japonais. Des invitations ont été lancées à quelques dizaines de professionnels du vin, importateurs, marchands, sommeliers et journalistes. Vont-ils répondre à l’appel ?

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A peine la porte de la salle ouverte, c’est la ruée. Quelque 120 personnes s’intéressent aux vignerons et dégustent les 42 vins présentés. Plusieurs importateurs ont rédigé des brochures en japonais — tout comme l’est le prospectus de l’OVV. Curieusement, les Japonais parlent peu l’anglais. Même si certains cultivent le français, comme Takako Inoué, fière de donner sa carte de visite de «spécialiste en vins suisses» : elle connaît bien les vins vaudois et a participé, par le passé, aux concours de dégustation de l’OVV.

Dans le feu de l’action, face à Louis-Philippe Bovard, dont une tante émigra au Japon, au début du 20ème siècle, Sala Yamamoto se rappelle à son bon souvenir de voisine. Elle a servi du vin à l’Hôtel du Raisin, à Cully ! Aujourd’hui, elle achète et vend du vin dans un magasin de café : «J’aime le chasselas, son goût sec, comme les meilleurs sakés. Mais je dois trouver des vins à moins de 5 francs suisses, pour pouvoir les revendre à 1’000 yens (10 francs suisses)», dit-elle. Le Français Yves Ringler, qui exploite un bar à vins, Le Terroir, et passe ses vacances d’hiver en Valais, confie : «Je ne savais même pas que les vins vaudois sont importés ! Le chasselas donne des vins minéraux et peu aromatiques. Avec la cuisine japonaise, ils font plutôt un accord de texture que d’arômes. Leur leur caractère sec va bien avec le poisson cru.»

A l’entrée de la salle, Patrick Fonjallaz, qui n’a pas (encore) d’importateur, est assisté par un New-Yorkais émigré au Japon, où, depuis vingt ans, il aide les entreprises à s’installer. Dans un excellent français, Larry Greenberg avoue : «J’adore les vins suisses. Ils sont souples et directs. Quand je bois un vin suisse, je sais ce que je vais boire. Les Japonais n’ont aucun problème à rechercher et à trouver des produits excellents, et à en payer le prix.» Cyril Séverin, du Domaine du Daley, opine. C’est grâce à lui que Pierre Keller a eu le déclic de cette expédition : «C’est la huitième fois que je viens en 6 ans. Mon réseau se tisse comme une toile d’araignée. J’ai déjà trois importateurs et je vise les 8 à 10’000 bouteilles pour 2014. Si la confiance s’établit, que les vins sont bons, les Japonais sont très fidèles.»

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Fuichi Vauthier Morimoto est à l’aise, dans sa langue maternelle. Elle pourrait être la «régionale de l’étape», pourtant, pour la productrice d’Aubonne, qui a vécu «27 ans ici et 35 en Pays de Vaud», cette dégustation à Tokyo est une première historique. «On aurait dû venir en expédition officielle il y a vingt ans déjà !», s’exclame-t-elle. Le Domaine du Moulin exporte 30% de son chasselas, chez des clients privés japonais…

Le soir, cap sur le restaurant franchisé de Michel Troisgros, logé au rez-de-chaussée du Hyatt-Regency de Shinjuku. Le journaliste Katsuyuki Tanaka lance un vibrant «Chasselas is nothing !». Moment de stupeur… vite passé : s’il n’est «rien», c’est parce que le cépage s’efface derrière la diversité des terroirs et le savoir-faire des vignerons vaudois. «C’est le vin le plus proche du néant que j’aie dégusté. En gastronomie, le chasselas supporte la pureté des mets. Il ne les domine jamais. Il est modeste, retenu, sans excès. Quand vous buvez du chasselas, vous ne buvez pas seulement du vin, mais aussi le caractère des Suisses. Et celui des Japonais est proche…»

Je partage ce repas, remarquable synthèse entre les cuisines japonaise et française, avec une journaliste gastronomique, qui découvre le vin, chaperonnée par l’importateur Tsuji Hidenori, un professionnel de l’informatique, tombé amoureux, il y a trois ans, des vins de cinq producteurs vaudois qu’il importe, et avec Raymond Paccot, à l’honneur avec une splendide Colombe Noire (un pur pinot) 2010. «C’est important d’aller à la rencontre des gens, même si on vend presque tout notre vin en Suisse», déclare sobrement le vigneron de Féchy.

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En «after», je retrouve Eric Bovy. Le vigneron de Chexbres vient au Japon pour la seconde fois de l’année. En février, il a fait une tournée à Nagasaki, Kyoto et Osaka, avec plusieurs «wines and dine». En Suisse, les Bovy reçoivent à Chexbres quelque 5’000 touristes nippons par an. «Je parle même un peu japonais… C’est l’inscription de Lavaux au Patrimoine mondial de l’Unesco, en 2007, qui a donné le déclic. En 2008, on est passé de l’accueil de 7 à 70 groupes et on en est à plus de 200 pour 2013», se félicite le Vaudois. Avec son père, il est allé visiter quelques domaines de vins japonais dans la préfecture de Yamanachi, au pied du Mont Fuji, à la rencontre du «koshu», «un cépage rouge vinifié en blanc, mais qui a souvent un goût foxé». Il a apprivoisé aussi le saké, cet alcool fermenté puis distillé à base de riz : «Les Japonais comparent souvent le chasselas avec le saké parce que les meilleurs, et les plus chers, sont aussi les plus purs, les plus neutres au goût !»

Mardi 3 septembre

Où les Vaudois pactisent avec la haute horlogerie

Le matin, la journaliste zurichoise Chandra Kurt, qui prépare un livre sur le chasselas et développe une ligne de six vins blancs de «terroirs» vaudois avec Bolle & Cie, à Morges, me donne rendez-vous avec Katsuyuki Tanaka et son épouse, pour aller faire un tour du côté du marché aux poissons. L’attribution des JO d’été 2020 à Tokyo, pour la seconde fois après 1964 — obtenue une semaine après le retour des Vaudois dans leur «capitale olympique» … — va signer l’arrêt de mort de ces entrepôts.

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On profite pour aller déguster, en guise de petit-déjeuner, quelques sushis et un café dans des bars minuscules. Puis on gagne une vinothèque : parmi la cinquantaine d’étiquettes de vins japonais, peu trouvent grâce aux yeux du spécialiste local ! Tanaka est aussi impitoyable qu’un journaliste suisse pourrait l’être en recommandant les vins de son pays à un Japonais. Mais il réitère sa profession de foi sur le chasselas, que confirme Chandra Kurt : «C’est le seul vin qu’on peut boire après avoir goûté à tous les autres, dans un repas, par exemple. Il ne fatigue jamais !» Les Vaudois disent même «qu’il redemande» et «ne passe jamais la soif»…

Le soir, «event people» Hublot au Palace Hôtel, sur le versant est du jardin impérial. Ambiance «classe» noire où il faut montrer patte blanche : les Japonais cultivent volontiers une forme décontractée d’excentricité vestimentaire. Les participants s’amusent beaucoup à un «blind test» de quelques vins vaudois… Puis Pierre Keller rend hommage «à mon ami Bibi». Le patron de la marque nyonnaise (jusqu’à fin 2013), Jean-Claude Biver, déjà très en verve la veille chez Troisgros, remet ça, d’une voix tonitruante, ponctuée d’éclats de rires : il en est à son 118ème voyage au pays du Soleil levant : «Le Japon est la Suisse de l’Asie, les ennuis des banques en moins !» Et il fait sienne une métaphore tanakaienne de la veille : «Quand vous buvez notre vin, vous buvez un peu de Suisse, c’est unique.»

A l’apéritif est, du fromage de l’alpage du «boss» horloger et un verre de son chasselas, vinifié par Pierre-Alain Dutoit, des «Fous du Roi», qui était en vacances au Japon la semaine précédente! Tous les producteurs sont ravis. Pour Cidis, sa directrice commerciale, Sylvie Camandona, qui précisait la veille que l’exportation de la coopérative de La Côte porte sur du chasselas romand et des vins d’entrée de gamme — avec 11’000 bouteilles cette année, le Japon est le plus gros marché d’export d’Uvavins —, témoigne que les Japonais aiment aussi le doral et le gamaret : «Il y a un potentiel pour le haut de gamme au Japon !» Louis-Philippe Bovard approuve : «Je crois à ce potentiel. Mais il faudra revenir dans 3 ans ou dans 5 ans.» Et Paul Baumann, directeur d’Obrist, sans importateur jusqu’ici, précise : «Il faut approfondir le segment et le positionnement du vin. Fait remarquable, ce sont les Japonais eux-mêmes qui affirment que le chasselas va bien avec leur cuisine. Ici, deux tiers des vins que j’ai vus dans les commerces sont des vins français. Que les Vaudois parlent le français est une chance supplémentaire !» Jean-Pierre Cavin, des Artisans d’Yvorne, abonde : «Les Japonais, très bordeaux pour les rouges, aiment notre blanc. Il faudra revenir.» Et Philippe Gex s’enthousiasme: «On donne aussi une autre image de l’OVV, plus positive, avec une action qui a un véritable impact. C’est étincelant et top. Il y a pire que d’associer les meilleurs vins avec la haute horlogerie !»

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Pierre Bouvier est aussi sous le charme : «Une histoire d’amour peut se nouer» et son collaborateur Benoît Riboulet est fier du succès du rosé du Rosey. Quant à Alain Leder, sous-directeur de Schenk (et successeur désigné de Paul Baumann à la tête d’Obrist), 10’000 bouteilles par an de vins suisses expédiées au Japon (vaudois et… fendant), il salue «le buzz, capital pour la notoriété des vins, jusqu’ici réservés à des cercles d’initiés!».

Mercredi 4 septembre

Où les Vaudois fêtent 150 ans de diplomatie, un peu en avance

A midi, rendez-vous à Ginza, le quartier chic du centre, pour aller manger des sushis avec Sakemi Sugiyama. Elle était ma voisine à la dégustation des derniers Lauriers de Platine. Cette épouse d’un importateur de denrées alimentaires et mère d’un fils de 19 ans, Yoshimi, qui a fait son collège à Leysin et vient de commencer ses études universitaires en «family business» à Londres, est une passionnée de vins vaudois. «Je rêve d’écrire un livre sur le mariage sushis-chasselas», confie-t-elle.(Ci-dessous, avec Chandra Kurt)

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Chez le maître Shinji Kanesaka, elle a amené une bouteille des derniers Lauriers de Platine, dont elle a importé quelques centaines de flacons. Le jeune chef, 41 ans, qui a ouvert deux autres succursales à Singapour, dont une au fameux Raffles, manie avec une dextérité époustouflante son «yanagiwa» (couteau) à manche d’ébène. Il tranche les poissons pour des sashimis et des sushis d’une fraîcheur extrême : 18 secondes, chrono en main, pour «formater» une petite boule de riz, délicatement assaisonnée de vinaigre et de wasabi, avec «son» poisson. Il est très fier d’une pièce de thon rouge bien rassise, payée 500 francs le kilo. Et quand on lui demande si le chasselas accompagne tous les sushis, il répond : «Cela dépend de l’intensité du goût du poisson». La cuisine japonaise s’accommode aussi d’accords mets et vins subtils, qu’on se le dise !

Le point d’orgue de cette tournée japonaise, c’est la réception à l’ambassade de Suisse. Pourquoi donc, Pierre-Luc Leyvraz et son épouse (ci-dessous avec Eric Bovy) étaient-il du voyage ? Pour promouvoir ses Blassinges autant «terravinées» que «parkérisées» ? Secret bien gardé et dévoilé : ce chasselas est le vin exclusif de l’ambassade de Suisse. Son excellence Urs Bücher et sa femme l’ont découvert il y a quelques années et l’ont fait venir à Tokyo. Les quelque 3’000 Japonais qui passent chaque année par l’ambassade y ont droit…jap_leyvraz-bory

Le choix, pour les 150 ans des relations diplomatiques entre le Japon et la Suisse, sera évidemment élargi, lors des festivités du 5 au 8 février 2014. Au final, Pierre Keller savoure son triomphe : «C’était trois soirées et trois clientèles différentes. Je remarque que le vin passe par les femmes, au Japon. Ensuite que les «pipeules» ont fait honneur à la soirée Hublot. Et que l’ambassadeur de Suisse, en mettant sa résidence à disposition, a permis d’officialiser le tout.» Le lendemain, Pierre Keller retrouvait une autre casquette, celle de directeurn retraité de l’ECAL et d’ambassadeur du design industriel, pour signer une convention entre Design Price Schweiz et la Japan Design Promotion pour faciliter le travail des professionnels des deux pays. Le jeudi 5, les vignerons vaudois sont allés voir de près le Fuji Yama. Mais j’étais déjà dans l’avion de retour : je ne l’ai pas vu une seule fois, versant une larme, comme le Gruérien privé de «son» Moléson ou le Genevois de «son» Salève…

Reportage paru dans le magazine Le Guillon, hiver 2013 – 2014.